Christian Fierens psychanalyste à Tervuren près de Bruxelles. Membre du Questionnement psychanalytique. Enseigne au Centre d’Etudes sur la psychanalyse de l’Université Libre de Bruxelles. Publications : « Lecture de l’étourdit » Lacan 1972 et « Logique de l’inconscient », Lacan ou la raison d’une clinique – Editions l’Harmattan ; « Comment penser la folie ? essai pour une méthode » ; et de « Relance du phallus » – Editions érès Christian Fierens a lu « Le rêve de l’analyste« |
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A travers ses rêves, Richard Abibon(1) analyse sa relation inconsciente à quelques uns de ses analysants, se laissant pour l’occasion l’analysant de sa pratique d’analyste. Le propos se situe bien dans la ligne droite de l’inventeur de la psychanalyse : à l’aube du siècle passé, Freud passe d’une étude de ses patientes à une interrogation sur lui-même. Des Etudes sur l’hystérie à L’interprétation du rêve et de ses propres rêves. Pour être analyste, le praticien doit retourner à sa propre analyse de l’analyste. Retour à Freud redoublé, le retour d’Abibon peut-il nous éclairer sur la psychanalyse aujourd’hui ? Le livre d’Abibon contribue-t-il à une mise à jour de l’invention de la psychanalyse ? Pour répondre à la question, nous posons la question : quelle est la différence entre la démarche freudienne et celle d’Abibon. Au premier abord, la différence apparaît au niveau de type de clientèle de Freud et Abibon, du point de vue socioculturel et psychopathologique. Les analysants de Freud, venant pour la plupart de la bourgeoisie viennoise, consultaient dans le cadre d’une pratique privée pour des problèmes apparemment névrotiques, hystériques ou obsessionnels. Les analysants d’Abibon, largement issus de l’immigration et consultant dans le cadre d’un dispensaire, ne portent pas d’étiquette diagnostique même si le psychiatre classique pourrait les ranger sans grande difficulté dans les catégories de « schizophrénie », de « dépersonnalisation » ou de « borderline ». Cette différence contingente et anecdotique ne nous retiendra pas, pas plus d’ailleurs que les différences personnelles entre l’inventeur de la psychanalyse et de son lointain successeur. Une différence structurelle, bien plus importante, s’offre immédiatement au lecteur : L’interprétation du rêve de Freud est centrée sur une thèse massive – Le rêve est l’accomplissement (déguisé) d’un désir (refoulé) – , alors que Le rêve de l’analyste se défend explicitement de toute thèse universelle. Là où le fond de la gorge d’Irma éclairait définitivement la lanterne de la psychanalyse, Richard Abibon se propose « la plus grande prudence afin de ne pas verser aussitôt dans une identification qui m’aurait fait prendre la vessie d’Aldjia pour ma propre lanterne. Je ne puis que conclure sur la singularité de mon discours en déposant l’hypothèse universelle au pied du non licet », non licet qu’Abibon qualifie d’ailleurs de « freudien »(2). Car c’est bien à suivre le fil de l’invention freudienne qu’Abibon se retrouve sur le versant singulier d’un discours apparemment assez éloigné de la vulgate freudienne. Mais que veut dire cette « singularité » sur laquelle l’auteur ne cesse d’insister tout au long de son ouvrage ? Précisément la singularité de « l’auteur » (ici en l’occurrence du psychanalyste), qui, permettons-nous le mot, ne s’auteurise que de lui-même. Aussi bien l’auteur ne citera-t-il jamais directement ses analysants : pas de discours direct des analysants, pas de tirets ou de guillemets prétendant rapporter une parole fidèlement. Il s’agit bien de rappeler que le sujet de l’énonciation n’est ici que l’auteur qui ne se défile pas : « Je n’aurais pas l’outrecuidance de croire ou de faire croire que ce sont là les paroles d’un autre : ce n’est que ce que je crois me souvenir de ce que j’ai cru entendre, déjà élaboré par le temps, le sommeil et les rêves. Mais vous lecteur, vous pouvez me répondre de votre voix ou clavier : le dialogue, ici, il est entre nous, et pas pour de semblant ; enfin, j’espère »(3). Loin de la thèse – qui fait toujours universitaire – , nous nous trouvons plongés et invités dans un travail d’élaboration toujours déjà commencé par le temps, le sommeil et les rêves. Cette fois, non pas la thèse, mais la démarche est authentiquement freudienne : le rêve est indissociable de ses associations et donc de l’à venir du rêve. N’est-ce pas là être plus freudien au vingt-et-unième siècle que Freud ne pouvait l’être cent ans plutôt ? Quel est l’avenir du livre de Richard Abibon ? Le lecteur y est constamment convoqué. Il ne s’y retrouvera qu’à une double condition : 1° malgré sa présentation aisée, familière, explicite, le livre est loin, très loin d’un ouvrage de vulgarisation ; le lecteur doit déjà être quelque peu familiarisé avec la pratique des textes freudien et lacanien ; 2° à cause de sa présentation aisée, familière, explicite, le livre est loin, très loin d’un manuel technique qui fixerait le dogme freudien et lacanien ; le dogmatisme ne trouvera dans ce livre que motif à s’offusquer. Puisse ce livre servir plutôt de pierre d’achoppement, de scandale pour relancer le travail du lecteur. Car tel a été aussi le parcours de Richard Abibon. Il sait déjà, il n’est pas né de la dernière pluie ; et pourtant ce savoir ne flocule pas en un savoir définitivement assuré. Non seulement, Freud et Lacan se trouvent constamment remis sur le métier ; mais surtout le « cas », non pas le cas psychiatrique, mais ce qui lui tombe de l’analysant comme interrogation, lui sert de relance pour son propre désir d’analyste, qui seul peut être suivi à la trace dans ce livre ; l’affaire de l’analysant importerait certes aussi, elle s’efface dans l’énonciation de l’auteur (à charge bien sûr pour l’analysant d’en avoir fait aussi quelque chose, mais c’est là une toute autre histoire, dont le lecteur se gardera doublement de juger, puisque l’auteur ne nous parle que de sa propre énonciation et que le lecteur ne connaît que sa propre lecture). On ne résistera pourtant pas à épingler la grosse Estelle, la belle Aldjia, le détestable Pierre pour y lire la trace du parcours singulier du psychanalyste Abibon. La grosse Estelle, « est-ce elle », est-ce la mère ? Car cette question sur la maternité sous-tend incontestablement la pratique de l’analyste, qui ne se contente pas de suivre son analysant, mais qui va jusqu’au bout de porter la parole de l’analysant : « J’ai ouvert cette problématique sur celle de la prise en charge, non en termes de suivi, comme on le dit trop souvent en institution, mais en allant jusqu’au bout de ce que cela peut signifier en termes inconscients : jusqu’au désir de l’analyste de porter en soi l’analysant comme un bébé »(4). La belle Aldjia – le mystère de la beauté ne livre pas sa clef – . Le désir de l’analyste est convoqué sans savoir. Pourquoi devrait-il se refermer sur un savoir ? La question est sans doute inséparable de la politique générale du livre : le parcours singulier de l’auteur, qui prolonge son rêve et se remet en question. Le détestable Pierre – auquel l’analyste serait bien tenté de rejeter la pierre « c’est la faute à telle ou telle pathologie du patient », et le diagnostic peut bien servir pour conforter ce genre d’accusation. Abibon aurait pu le trouver « sans aucune demande », ou « schizo », pour le renvoyer à d’autres. C’est à l’aune de ce qui apparaît comme « impossible », que l’on peut mesurer le désir de l’analyste : « tout ce que je peux faire pour ne pas l’entraîner encore dans une conception universelle du singulier, c’est de vous faire part de ma singularité, dont au moins je suis sûr, la singularité de mon rapport à lui, lui laissant le soin de s’occuper de la sienne propre, afin qu’en aucun cas il ne puisse être réduit à un cas »(5). Le livre nous détaille ainsi le rapport singulier du psychanalyste avec tel ou tel analysant. Il n’en reste pas là ; il nous montre aussi le fil conducteur qui soutient le psychanalyste Abibon dans son travail singulier. De ce fil singulier, Richard Abibon tente de rendre compte par des morceaux de topologie qui viennent cristalliser son parcours singulier et sa façon subjective d’entendre, de porter, de répondre, de questionner, de relancer. Le livre se termine par le parcours de trois questions : « Mais qui donc est dedans ? qui est dehors ? », « Mais qui donc a retourné le tableau ? » et « Mais qui donc a changé le code ? ». Trois « mais » qui relancent le fil de l’analyse. Qui ? Qui ? Qui ? Réponse : « l’auteur », et pas seulement Richard Abibon ou son livre en personne. Le « dehors » de l’analysant qui apparaissait à l’extérieur de l’analyste s’avère homogène au « dedans » du rêve de l’analyste. L’analyste l’accepterait en son for intérieur, « à la manière d’une mère qui accepte la fécondation et le développement d’un bébé dans l’intérieur de son corps »(6). L’image serait trompeuse si elle se réduisait à une sorte d’ingurgitation ou d’introjection imaginaire. Mais l’oscillation dedans – dehors se joue dans un transfert en forme de bande de Moebius. Le retournement du tableau, qui, au delà de toutes les représentations de l’objectivité du cas, renvoie à la présentation du sujet (c’est le rêve de l’analyste qui fait le sujet du livre), le retournement du tableau renvoie à notre propre regard. Il s’agit de mettre en question l’espace de notre regard et de sa théorie (propos topologique par excellence : « la topologie n’est-ce pas ce n’espace … ? »). Epinglons ici les très intéressantes remarques et trouvailles de Richard Abibon sur les Ménines de Velazquez. Enfin le « changement de code » où la lettre de l’analysant est toujours volée, volée à sa mère, son père, etc. C’est encore le destin de la lettre d’être volée par l’analyste. Faudrait-il y déplorer le détournement des dits de l’analysant au profit de l’analyste ? Quoi qu’il en soit, la lettre du symptôme y devient bien signifiante, employée pour autre chose…. Et l’écrit d’Abibon est bien le signifiant qui représente l’auteur pour une nouvelle dérive du signifiant. Nous avons bien lu le rêve de l’analyste. Christian Fierens (1) Richard Abibon, Le rêve de l’analyste, éditions Le Manuscrit, essais et documents, livre disponible sur www.manuscrit.com |
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