Génération Balagan : La troisième génération après la Shoah

Silke Schauder

Professeure de Psychopathologie à l’Université de Picardie Jules Verne, psychologue clinicienne, art-thérapeute, présidente de la Société Française de Psychopathologie de l’Expression et d’Art-thérapie

« Balagan, mot russe d’origine turque qui est entré dans l’hébreu moderne au début du XXe siècle à partir du yiddish, signifie désordre. » C’est ainsi que Céline Masson pose le sens de balagan et de son projet – ce sont les désordres intérieurs de la troisième génération après la Shoah qui seront interrogés et mis en sens dans le passionnant ouvrage collectif qu’elle a dirigé à la suite du colloque qui a eu lieu au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme le 10 avril 2016, à Paris. S’inscrivant dans la continuité de ses travaux consacrés successivement aux Shmattès (2004) , à Panim/pnim (2006) , à la Force du Nom (2009) et à l’Accent – Traces de l’exil (2006) , le présent livre regroupe treize interventions et une postface de Jean-Pierre Winter. L’ouvrage est réparti en une section destinée aux incipit, prologues et ouvertures, puis à la Partie I. Balagan dans les générations et  II. Balagan des lieux et des langues.  

A instar d’un kaléidoscope, les contributions s’assemblent et s’enrichissent mutuellement au cours de la complexification progressive que permet l’interdisciplinarité. En des déclinaisons multiples, des artistes, psychanalystes et chercheurs tissent, retissent, métissent leurs expériences et expertises très variées autour des désordres intérieurs que subit la troisième génération après le Shoah. Celle-ci, par des pratiques culturelles, choix de vie, mises en sens cherche à la fois à rendre ces désordres visibles, symbolisables, dicibles puis, par le partage, vise à leur dépassement dialectique. C’est à la mise en tension du devoir de mémoire et du droit à l’oubli, de la question lancinante de la transmission – transmission du troumatisme ou transmission de la mise en récit du traumatisme – que ce livre nécessaire, exigeant, passionnant, nous convie. Tout troumatisme provoque une sortie d’humanité, un déchirement des enveloppes psychiques et culturels, une rupture de la continuité identitaire, interpersonnelle, intergénérationnelle. Mais que dire de l’indicible, de l’inoubliable, de l’impensable de la Shoah ? Si d’aucuns ont pu dire que le 20e siècle est mort et né avec la Shoah, l’événement et ses strates mémorielles infinies exacerbent la question brûlante de la transmission, trois générations, voire quatre, après la sortie de l’humanité de l’humanité entière.

Dans ce livre à plusieurs voix, la chanteuse Talila donne le la en évoquant dans son bref texte D’une génération à l’autre, deux souvenirs de famille, Notre madeleine, à la puissance évocatrice. Patricia Sitruk, directrice générale de l’Œuvre de Secours aux Enfants, rappelle l’engagement salvateur et plus que centenaire de cette institution médicale et sociale juive. Elle soulève la question essentielle de la transmission sans témoin. Dans sa contribution Balagan dans la filiation, Céline Masson, professeure de Psychopathologie clinique à l’Université de Picardie Jules Verne, pose le cadre du débat en l’inscrivant dans la multiplicité des discours historiques, sociologiques, littéraires et psychanalytiques. Elle commente des extraits poignants de son film Génération Balagan qui donne une parole vive à plusieurs contributeurs du présent ouvrage. Puis, doublement engagée dans la mise en sens de par sa pratique psychanalytique et d’écrivaine, Claude Maillard ouvre à l’écriture poétique du troumatisme dans sa Suite à blanc, Balagan.

S’ensuit la Partie I. Balagan dans les générations qui fait se questionnerMiléna Kartowski-Aïach, chanteuse, metteuse en scène, auteure, sur la nature ambivalente, les richesses et le poids de son héritage familial et culturel. En tant que Professeur au Département Etudes psychanalytiques à Paris Diderot, psychanalyste, Ouriel Rosenblum fait apparaître la complexité du savoir juif en le formalisant à travers dix impensés. A partir de sa place de Rabbin du Mouvement Juif libéral de France, Delphine Horvilleur interroge la possibilité et l’urgence du « dialogue avec ceux dont la vie s’est interrompue ». Puis, Daniel Oppenheim et Hélène Oppenheim-Gluckman, psychiatres et psychanalystes, pointent les vicissitudes de « la traversée du siècle et des frontières » en mettant leur riche expérience clinique et leurs recherches au service de cette question infiniment complexe. En tant qu’écrivaine, Nathalie Skowronek s’interroge sur le maillage ô combien délicat entre l’intime et le collectif qui sont indissociablement reliés dans la Shoah. Celle-ci, en tant que catastrophe collective et faillite de l’humanité, s’actualise et se diffracte sans cesse dans les catastrophes individuelle et familiale qu’elle a entrainées. Dans son très beau dialogue intérieur Tout est trop calme : 4 h 51 du matin, Régine Waintrater, psychanalyste, thérapeute familiale et ancienne Maître de conférences à l’Université Paris Diderot, s’adresse à un Tu chargé de recevoir ses interrogations les plus intimes et lancinantes. Comment pourrions-nous, devrions-nous, saurions-nous appliquer aux régimes mémoriels de la Shoah la fameuse injonction que Goethe a émis dans son Faust : « was du ererbt von Deinen Vätern, erwirb es, um es zu besitzen »  ?

La Partie II. Balagan des lieux et des langues s’ouvre sur la contribution de Sophie Zimmer, membre post-doctorante du Cercle interdisciplinaire de recherches centre-européennes. Dans Entre Histoire et histoires, elle questionne le phénomène sociétal de l’installation de jeunes Israéliens dans la capitale allemande et sa traduction dans des pratiques communautaires berlinoises, des œuvres de fiction et des films, par exemple ceux d’Eytan Fox ou Arnon Goldfinger. Comment les lieux du crime contre l’humanité ont-ils pu redevenir habitables pour ces jeunes, vivant à l’endroit même où a été fomentée la Endlösung destinée à exterminer leurs grands-parents ou arrière-grands-parents ? Puis, Michèle Tauber, en tant que Maître de conférences en littérature hébraïque à l’Université Sorbonne Nouvelle, nous sensibilise dans son chapitre L’arabe ou l’hébreu : Etre ou ne pas être au parcours heurté des Juifs orientaux (mizrahims) en Israël. Toujours du côté de la langue et de la pratique identitaire qu’elle instaure, soutient et traduit, Cyril Aslanov, Professeur de linguistique à l’Université Aix-Marseille, aborde les effets du plurilinguisme, en retraçant  finement les évolutions du yiddish et les pratiques plurielles de l’hébreudans les contextes askhenaze et séfarade. Enfin, c’est à Jean-Pierre Winter, psychanalyste, de postfacer l’ouvrage. Son titre « Transmettre ou la vie ou la mort » semble paraphraser le fameux paradoxe « la bourse ou la vie » commenté par Lacan. Il s’agit bel et bien d’un faux choix : en transmettant la vie, c’est la mort qui est transmise, la condition de naître est celle d’être mortel. Dans ses réflexions sur la transmission de la vie psychique entre générations, Kaës  a pu dire que « ce qui se transmet, c’est ce qui reste en souffrance dans la transmission même ». On l’aura compris, c’est par le croisement de ces différents discours, voix et inscriptions symboliques que les treize intervenants d’horizons existentiels très divers nous font partager ici quelque chose de l’impartageable du troumatisme de la Shoah. Quelque chose se rafistole, une sorte de reprise de cette déchirure absolue, une Kulturarbeit qui témoigne, rappelle, inscrit. Et qui fait œuvre de mémoire.

Silke Schauder

Génération Balagan. La troisième génération après la Shoah. Sous la direction de Céline Masson, avec les contributions de Cyril Aslanov, Delphine Horvilleur, Miléna Kartowski-Aïach, Claude Maillard, Céline Masson, Daniel Oppenheim, Hélène Oppenheim-Gluckman, Ouriel Rosenblum, Nathalie Skowronek, Patricia Sitruk, Talila, Michèle Tauber, Régine Waintrater, Jean-Pierre Winter, Sophie Zimmer. Hermann Editeur, Musée d’art et d’histoire du Judaïsme, Paris, 167 p.

Cf. Céline Masson (éd.), Shmattès, la mémoire par le rebut. Limoges, Lambert Lucas, 2007, 434 p.

Cf. Céline Masson, Michel Gad Wolkowicz (éd.), Panim/pnim. L’exil prend au visage ?, Les éditions des rosiers, 2009.

Cf. Céline Masson, Michel Gad Wolkowicz (éd.), La force du nom. Leur nom, ils l’ont changé. Paris, Desclée de Brouwer, 2010, 484 p.

Cf. Céline Masson (éd.), L’accent, traces de l’exil. Paris, Hermann, 2016, 194 p.

Résumant de manière saisissante le caractère paradoxal de l’héritage, la citation se voit également commentée par Ouriel Rosenblum à la p.55 du présent ouvrage.

Laisser un commentaire

Your email address will not be published.