Claude Rabant, psychanalyste, Derniers ouvrages: |
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Une ténébreuse affaire… Ce recueil d’entretiens autour de « questions psychanalytiques » est à la fois génial et mystérieux, plein d’ombres et d’éclairs. Il faut avoir dans l’oreille la voix même de Moustapha Safouan, se laisser bercer par sa musique et ses accents mêlant plusieurs langues comme une terre natale multiple, pour apprécier les fulgurances qui percent soudain à travers les passages les plus abscons d’un Lacan revisité. Il faut aimer plonger en apnée dans les eaux secrètes qui relient ce Lacan ténébreux à l’archipel freudien, pour jouir soudain, proche de suffoquer, d’une grande bouffée de fraîcheur, qui est moins lumineuse éclaircie qu’éclat de rire ou métaphore imprévue, surprise d’un écart qui fait apercevoir l’inaperçu. Un rire rabelaisien, qui s’adoucirait dans l’exclamation du Plongeur de Schiller, citée par Freud, après avoir hanté les fonds ténébreux de l’angoisse : « Bienheureux celui qui respire dans la rose lumière ! » Ici la lumière atténuée d’une ironie bienveillante qui jouerait, au hasard de l’inspiration, de métaphores simples et quotidiennes. De quoi s’agit-il ? En somme, d’apprivoiser le manque. Car le manque est partout et son objet nulle part. Ne cherchez pas le lieu où il aurait pu déjà paraître, sa disparition est première, et de lui ne reste que cette lettre insensée du petit a. Le manque se multiplie et se décompose alors en diverses sortes : selon le besoin, l’amour ou le désir. Pas question, par conséquent, d’en suivre le relevé chrono-bio-logique, selon les stades d’une évolution supposée (fi donc d’Abraham !). Il rebondit de strate en strate depuis la sexualité précoce de l’enfant pour venir buter sur le mur de la « castration symbolique causée par la métaphore paternelle » : « Notons que la notion de manque n’est pas une innovation lacanienne, elle fait la substance même de la pulsion freudienne. (…) La perte du (sein maternel), qu’aucun objet commun ni aucun don ne sauraient restaurer, l’habilite à fonctionner comme gardien d’un désir qui subsiste comme manque. On peut comparer ici le sein avec la paroi du pot de moutarde dont Lacan avait fait autrefois état, et qui est fait pour contenir un vide. » (p. 15) Si l’on comprend bien, ce vide qui hante la pulsion a pour équivalent métaphorique une signification, apaisante de l’angoisse, née du manque même : « Une métaphore est une substitution dont la caractéristique réside en ce qu’elle engendre une nouvelle signification. Même une métaphore aussi morte que la substitution de la lune à la femme dans l’arabe dialectal ne repose pas sur la ressemblance. Si ressemblance il y a, elle est plutôt l’effet de la métaphore en tant qu’elle prête à l’apparition de la femme une clarté qui se répand dans la nuit de la vie. » (p. 18) Ainsi en va-t-il de la métaphore paternelle : « Bref, avant d’être un système de dénomination, le langage est plus éminemment créateur de fiction. (…) Ce que nous appelons le “père symbolique“ est une fiction non pas simplement juridique, comme le dit Joyce, mais une fiction du langage qui siège dans son nom même, indépendamment de tout père réel au sens du géniteur qui, lui, existe en chair et en os. (…) N’empêche que, mesuré à son nom, chacun peut être plus ou moins père, selon sa réponse à la place que ce nom lui donne. » (p. 20) Ce nominalisme nous renvoie donc au noyau essentiel du désir : « Freud, lui, a introduit le manque en faisant appel au ressort symbolique interdisant la jouissance, et il a fait de la perte inscrite dans cette interdiction le ressort du désir essentiel de l’homme. » (p. 22) Cette dimension de fiction engendrée par la généralisation du manque, venant à « fouetter le sujet », baigne dès lors la pulsion génitale dans la métaphore phallique : « La substitution de ce signifiant (le phallus), avec sa charge symbolique, à un désir qui apparaîtrait autrement comme un désir que rien ne bride, engendre chez le sujet un effet de signification, un signifié que les anciens ont su reconnaître dans sa valeur symbolique éminente en le portant sur le plan du sacré : c’est le phallus, tel qu’il apparaît dans la Grèce antique au terme des mystères. » (p. 21) Si bien que, de cette « phallicisation fantasmatique », on peut faire surgir, comme un lapin d’un chapeau, les formules de la sexuation, qui n’auront plus rien de sacré — je vous laisse à découvrir comment. Reste à comprendre et à justifier, à fonder une telle téléologie : tout ce que Freud a laissé en suspens aurait été résolu et mené à son terme par Lacan, élevé par lui à la dignité du concept : « On peut dire qu’avec ces idées de la métaphore paternelle et de la dette symbolique, Lacan a donné une valeur conceptuelle à ce qui se trouvait chez Freud à l’état de remarques éparses. » (p. 36) Telle la clarté de la lune prêtant obscurément (obstinément) sa signification à la nuit freudienne. Mais s’il est vrai qu’il n’y a de ressemblance que par l’effet en retour d’une signification poétique qui suppose la perte de la chose, ne serait-ce pas là invoquer aussi bien l’obscure clarté freudienne comme plus poétique et plus digne d’amour que le concept lacanien, ce dernier en définitive plus aride et plus castrateur ? Même si l’on suppose qu’il est susceptible de soutenir le désir de l’analyste par delà la disparition de Freud et l’inachèvement relatif de son œuvre ? (Voir à la fin du livre la critique peu amène des institutions analytiques.) Il y a comme une nostalgie inversée dans un tel recours à la conceptualité lacanienne contre la dispersion freudienne. Comme si la clarté lunaire de Freud était plus désirable pour nous que la pleine lumière conceptuelle de Lacan. Comme si la véritable fidélité affective demeurait en fin de compte attachée au seul nom de Freud et à ses coupures laissées en blanc. * * * Au-delà de la métaphore En effet, si la métaphore paternelle est en somme ce qui permet de donner sa signification vide au manque définitif de l’objet du désir, en interdisant une jouissance pour que toutes les autres soient possibles, cette métaphore elle-même se trouve dès lors comme vidée de sa substance, ne laissant, comme dit ailleurs Lacan, que « la signification d’un amour sans limite, au-delà des limites où seulement il peut vivre ». La jouissance sexuelle se trouve de ce fait, pour parler en termes lévi-straussiens, située hors de l’échange, dans une zone que Moustapha Safouan, dans une jolie formule, nomme « la vanité du don ». Par suite, une telle métaphore, destinée pourtant à régir les relations des hommes et des femmes, depuis la source de leur « sexualité infantile précoce », se révèle indifférente à toute situation concrète et notamment à toute régulation sociale des liens de parenté (exclue de l’échange, elle est également exempte de la perversion). C’est tout juste si un indice statistique semble devoir intervenir pour maintenir l’horizon d’une dominance des liens hétérosexuels à l’avenir. Une sorte d’indifférence en matière de sexualité conduirait ainsi à quelque chose comme un athéisme du désir… Un nominalisme du nom du père conduit à désigner dans l’objet du désir le non-identifié comme tel (selon une formule qui se réclame de Serge Leclaire) — qui devient principe d’une éthique, lorsqu’il parvient à « effacer le phallus de la carte du narcissisme ». (p. 37)
« C. Hoffmann : On revient ici à la vanité du don. « Comme le dit Rank dans une formule forte, la question pour l’homme est de savoir comment il peut approcher le corps de la femme marqué de cette malédiction qui s’appelle la castration. C’est ce qui pousse certaines sociétés à assurer la domination masculine. L’exemple patent est celui de la société arabe où l’idée de la libération de la femme suscite chez les hommes une angoisse insondable. C’est pour cela d’ailleurs que la question de la démocratie dans les pays arabes est inséparable de celle de cette libération, et que les femmes sont au premier rang des mouvements de libération dans ces pays. La domination masculine s’y étend sur tous les secteurs de la vie. Comme dans la famille de l’ancienne Grèce, la femme est en principe exclue de tout ce qui s’appelle une vie extrafamiliale, elle est faite pour engendrer et élever les enfants. » (p. 61) « Mais cela (ce vidage de la métaphore dans les sociétés occidentales) n’empêche pas que le nom même de père donne, si je peux dire, l’adresse à laquelle renvoie en principe le désir de la mère, avant toute surprise réservée par la réalité à la bonne foi, ou si l’on veut à la naïveté, qui préside initialement à notre entrée dans le langage. En tant qu’elle se traduit par un effet métaphorique qui résonne subjectivement comme castration symbolique ou comme fonction phallique, l’importance de ce nom n’a donc aucun lien nécessaire avec la forme patriarcale de la famille et encore moins avec la domination masculine. » (p. 61-62) Proprement, cette métaphore fonctionne donc à vide. Mais sert-elle à autre chose qu’à cacher la faute qui se transmet de génération en génération ? De ce doute lié au nominalisme découlent un certain détachement sceptique, voire un sentiment d’ennui à l’égard des évolutions contemporaines de la famille : « Si les choses se renversent par exemple au point que le mariage homosexuel devienne la règle plutôt que l’exception, ou si les liens familiaux eux-mêmes s’effritent dans le sens où le minimum de permanence qui assure l’éducation d’un enfant n’est pas exigé ni respecté, alors cela peut quand même créer des problèmes d’un autre ordre. Personnellement je ne vois pas comment on peut se lancer dans des prévisions dans ce domaine. (…) Pour ce qui est d’être rassuré ou non, je n’en ai pas besoin parce que, après tout, je ne pense pas que la famille traditionnelle était le bonheur même. Ce qui s’y transmettait, à part les biens, c’était la faute. (…) Il est vrai, comme l’affirme Lévi-Strauss, que la société trouve toujours ses propres solutions — autant dire que nous devons nous en remettre à l’inconnu. » (p. 68-69) L’inconnu reste donc le dernier mot d’un parcours où l’érudition et l’expérience pourtant ne manquent pas… L’inconnu, comme principe éthique d’un choix du sujet, marque « cette distance par rapport à toute identification qui fait qu’une identification n’est jamais une simple identité : à la fin de sa vie, un homme peut se sentir comme ayant été à cette vie étranger. » (p. 38) Claude Rabant |
Moustapha Safouan & Christian Hoffmann Questions psychanalytiques
Hermann Psychanalyse, 2015