Tamara Landau « LES FUNAMBULES DE L’OUBLI » Origines de l’anorexie et de la boulimie

Editions Imago, 2012

 

Caroline Gillier

Psychanalyste inscrite à la SPF, prépare un livre sur la clinique avec BION

Une psychanalyse bien vivante, c’est ce dont témoigne Tamara Landau dans son livre sur
l’anorexie / boulimie qui fait suite à l’impossible naissance de l’enfant enclavé.

C. Bollas, dans le Moment freudien, parle de chaque théorie comme d’une vision qui voit quelque chose que les autres théories ne voient pas, comme une forme de perception. Développer de nouvelles théories c’est améliorer notre capacité perceptuelle. Deux axes  ont particulièrement retenu mon attention dans la poursuite de son exploration novatrice :
– l’inscription dans la jouissance maternelle qui modélise les premiers ressentis
– le changement et ses bouleversements.
Au fond, l’entremêlement de ce qui de nous se constitue dans cette première incorporation et doit se différencier pour développer un espace personnel qui intègre l’existence séparée.

Selon l’hypothèse soutenue à la lumière des avancées des connaissances scientifiques sur la vie intra-utérine, le fonctionnement neurophysiologique et l’organisation du vivant, des phénomènes et sensations de catastrophe accompagnent les changements. Ces changements pour le petit d’homme doivent être rendus supportables à l’aide de la psyché d’un autre et cela opère (ou pas) dès avant la naissance par le biais du psychisme parental. Si dans la psyché des générations précédentes ces changements n’ont pu s’intégrer symboliquement par une anticipation et la traversée d’angoisse et de dépression, le rude travail de naître à la vie psychique connaîtra bien des vicissitudes. Il en est ainsi pour ceux qui, comme les sujets qui ont des troubles du comportement alimentaire, se vivent « rescapés d’un désastre » dont ils ne peuvent éprouver le sens.

Ce bouleversement se vit sur fond d’unité primaire, de formes et contenus primaires des temps premiers de l’inconscient pas encore refoulés où se forgent les racines du soi. Tamara Landau nous permet de mieux  comprendre la régression ou le maintien d’un mode de fonctionnement primaire fusionnel, passionnel, prenant appui sur l’objet d’attachement originaire, la jouissance du vivant et sa première organisation dévorante, qui maintient dans un mode d’existence à l’intérieur des images du corps des parents.

Freud en 1926 dans Inhibition, symptôme, angoisse nous dit que « la vie intra-utérine et la première enfance sont bien plus en continuité que ne nous le laisse croire l’impressionnante césure de la naissance ».

Tamara Landau nous permet de penser que cette césure n’est pas la première et nous explique comment se maintient cette continuité.
Elle conceptualise les 3 temps de la gestation et leurs moments critiques liés à des bouleversements neurophysiologiques violents qui réveillent les angoisses de mort et d’anéantissement de l’autoconservation et  provoquent des changements dans l’image du corps :
– premier temps de l’effraction lors d’un rapport sexuel fécondant et du développement embryonnaire. Le fantasme inconscient est une vie pour deux
– temps second à proprement parler fusionnel/parasitaire du second trimestre dont le fantasme inconscient est un corps pour deux. Le fœtus se remplit  et déglutit perpétuellement le liquide amniotique
– temps troisième du troisième trimestre lorsque le fœtus est viable : dé-fusion biologique, explosion hormonale qui fait un vide et provoque un vécu de chute comme tout changement énergétique. Perte réelle dont le fantasme inconscient est « j’ai tué mon enfant ».
Puis vient le moment de la perte des eaux, l’éprouvé du vide dans la bouche, le froid et le silence qui évoquent un état d’hypnose anesthésiante.

Si la mère n’a pu traverser psychiquement ces moments qui lui permettent de se représenter son enfant, celui ci gardera dans le réel toute la culpabilité de la séparation. Le travail du négatif, n’ayant pu s’amorcer, laissera, dans une culpabilité insupportable, un ressenti de violence alors très toxique (la douleur a un goût aigre) mais nécessaire pour se séparer.

Si ces éprouvés ont été déniés, l’intégration qu’ils préfigurent ne pourra se faire, laissant place à toutes sortes de confusions qu’il s’agira de démêler.
L’analyste attentif au pré-natal, l’est aussi au pré-verbal, la posture, la façon d’occuper l’espace, les vêtements, les actings. Tout ce qui se montre et ne peut encore se dire. La tâche pour l’analyste étant d’accueillir dans sa psyché tout ce que lui fait ressentir le patient comme des rémanences, répétitions en quête de formes.

Cette plongée dans les sensorialités amène  Tamara Landau à clarifier cliniquement et théoriquement la question de l’image perceptive « se sentir imprégné et touché par les signifiants sucrés et colorés de la mère », mémoire des schèmes fonctionnels, arrière-plan de ce qui sera plus tard une représentation, à partir d’une perception de soi séparée et dépendant d’un vide lié à la perte de l’image du corps fusionnel.
Cette image étant encore identifiée au disparu (identification primordiale mimétique collante pré et post natale), l’expérience du décollage comme ouverture à l’espace, d’abord  au mouvement et au temps, n’a pas été élaborée psychiquement. La sensation de vide équivaut à la peur de se vider, la partie étant toujours prise pour le tout. Les sensations se vivent dans ce temps d’avant le temps de se sentir absorbé/disparu dans un espace sans contenance, une atmosphère très persécutrice, ces temps premiers de violence primordiale où «l’envie de croquer devient la peur du crocodile».

Rien ne vient tempérer la jouissance, excès de jouissance qui, rapporté dans le champ transférentiel, amène ce vécu de honte, prémisse de la douleur d’avoir à  faire une expérience émotionnelle de soi limitée et trouée, dans un lien qui aide à en penser les ressentis plutôt qu’à les garder  dans une partie clivée, à l’écart, qui agit en secret.

Tyranniques par terreur, silhouettes sans corps, corps sans limites, se sentant oubliés faute de pouvoir oublier ces vécus terrifiants, se sentant prisonniers d’un lien qui hante comme un fantôme, ces enfants pas tout à fait nés n’ont pas été suffisamment pensés, et agissent compulsivement ce qui n’a pu se symboliser, en restant fixés sur des réminiscences  fœtales : se gaver et vomir pour se recréer une permanence, contrôler de peur de détruire.

Où ça commence, quand ça commence, les sensations, les ressentis, les différenciations, l’impact de quelque chose ? Les premières mailles se tissent dans l’utérus. Ce  livre est une mine de pistes précieuses pour nourrir notre réflexion et faire des ponts entre l’actuel du champ transferentiel et le passé traumatique.

Caroline Gillier

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