Touria Mignotte La cruauté

Le corps du vide : Freud, Lacan, Winnicott L'Harmattan, 2013

François Baverey

Psychiatre/psychanalyste, cofondateur de la revue « Correspondances Freudiennes »

François Baverey a lu « La cruauté. Le corps du vide : Freud, Lacan, Winnicott »

Peut-on actualiser la théorie psychanalytique à tel point qu’elle devienne contemporaine de sa pratique renouvelée ?
De mon point de vue c’est le défi relevé par ce livre.Freud nous a laissé une psychanalyse beaucoup moins univoque, définitive et achevée, plus ouverte à de nouveaux problèmes et développements qu’il ne le croyait. De fait l’histoire de la psychanalyse, comme praxis, est très tôt traversée par des crises dont les dépassements successifs opèrent des remaniements épistémologiques au niveau fondamental des modèles. L’expérience des limites et des impasses qu’engendrent les crises dogmatiques post freudiennes est l’axe qui définit la situation historique de la psychanalyse contemporaine. La reconnaissance et l’élaboration de ces crises, des problèmes qu’elles soulèvent et des potentialités qu’elles font naître, définissent la position d’un psychanalyste comme tel.

C’est ce dont Touria Mignotte témoigne dans cet ouvrage.

Sa longue pratique auprès de patients autistes ou psychotiques, enfants ou adultes, est le point d’appui des remaniements théoriques qu’elle propose. Engager le travail avec ces patients, c’est accepter de prendre le risque de voir s’engendrer des situations analytiques qui s’apparentent plus à la psychologie des masses qu’à celle de l’individu. Une façon de faire crédit à l’argument par lequel s’ouvre « Psychologie des foules et analyse du Moi » selon lequel « l’opposition entre la psychologie individuelle et la psychologie sociale ou psychologie des foules, qui peut bien, à première vue, nous paraître très importante, perd beaucoup moins de son acuité si on l’examine à fond (…) Dans la vie psychique de l’individu pris isolément, l’Autre intervient très régulièrement en tant que modèle, soutien ou adversaire, et de ce fait la psychologie individuelle est aussi, d’emblée et simultanément, une psychologie sociale en ce sens élargi mais parfaitement justifié » (S. Freud, Essais de Psychanalyse, Ed. Payot, p. 123)

Dans cette foule à deux, le remaniement qu’impose le fait d’être l’autre de l’autre, n’est pas tant le contenu qui sera donné à la nouvelle théorisation, que le déplacement que ce remaniement opère sur une trajectoire conceptuelle où modèle psychique et modèle théorique se confondent. Se déplacer depuis le point où Freud s’est arrêté, mais aussi depuis le point où depuis Freud, des analystes, qui ont déjà accompli cette tâche, se sont aussi arrêtés.

Dans le dernier paragraphe de sa note liminaire Touria Mignotte donne l’axe du déplacement qu’elle opère : « La fabrication du corps sexuel collectif nécessaire à la jouissance cruelle du père et à sa pacification, en vue de sa migration par le « fils », oblige à reconsidérer d’un œil nouveau les fondements majeurs de la psychanalyse … »

Pour cela elle prend en compte un certain nombre de paradigmes actuels pour proposer, à travers une lecture attentive et serrée des textes des trois auteurs qui sont au cœur de son travail, une reformulation des modèles d’appréhension des processus en jeu dans la construction de l’originaire. En faisant référence à la théorie quantique ou à celle des structures dissipatives en biologie, Touria Mignotte est dans la même démarche que Freud par rapport à l’évolutionnisme et à la thermo-dynamique, ou Lacan par rapport à la cybernétique et au formalisme mathématique de la topologie. Cette démarche est heuristique et lui permet de mieux rendre compte en quoi le niveau phénoménal du sujet procède fondamentalement de la mise en jeu d’une physique du vide dont elle tire toutes les conséquences sur le plan des abords psychanalytiques de l’originaire. Car se sont les processus qui sont prioritairement mis en avant tout au long de ce livre plus que le déterminisme imposé par la structure.

C’est à partir de cette hypothèse que se déploie tout le parcours de pensée de l’auteur, qui prend soin de guider pas à pas le lecteur dans sa mise à l’épreuve.

Il faut peut-être préciser, dans cette courte présentation, que la réflexion de Touria Mignotte est constamment articulée à celle de Winnicott dont elle tire les arguments qui appuient son parcours critique.

C’est une lecture avec Winnicott au delà de Freud et de Lacan. Sans rien renier des deux, Touria Mignotte en dépasse simplement les contradictions ou les apories, en faisant de Winnicott un passeur, comme d’une certaine façon, en son temps, il a pu l’être au sein du Middle Group.

De cette hypothèse centrale Touria Mignotte fait découler un certain nombre de remaniements théoriques concernant, entre autres, les prérequis de l’agencement pulsionnel, la logique des tiers et la constitution de l’Autre, l’objet et le phallus, la question du négatif et du manque, celle de la coupure et de la limite ou encore celle de la perception et de l’image. De façon implicite elle se confronte à bien des auteurs qui, eux aussi, ont abordé ces questions, en particulier A.Green, C. Stein, G. Rosolato, M. de M’uzan, M. Montrelay, R. Roussillon, A. Dufourmantelle, preuve que son propos n’est pas sans résonnances dans le mouvement actuel de la psychanalyse.

C’est un livre dense et passionnant qui invite à se déprendre de ses propres modes de pensée pour entrer dans un cadre qui ouvre de nouvelles perspectives quant à l’abord de la clinique, ce dont l’auteur témoigne justement à travers la lecture renouvelée de quelques cas emblématiques.
Un livre qui redynamise des questions cruciales et trace un sillon dans le champ de ce que devrait être la contemporanéité de la psychanalyse.

Par l’originalité de son propos et la rigueur de son développement, l’essai de Touria Mignotte ne peut que susciter la rencontre et provoquer le débat.

F. Baverey

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