Violaine de Montclos Leur patient préféré, 17 histoires extraordinaires de psychanalystes

Editions Stock, 2016

Simone Korff Sausse est psychologue-psychanalyste, membre de la Société Psychanalytique de Paris, Maître de conférence émérite à l’UFR Etudes Psychanalytiques à l’Université Denis Diderot, Paris 7. La mémoire en partage, Rev. Franç. Psychanal., 1/2000; Le psychanalyste «écrivant». Ecrire la psychanalyse avec W.R. Bion, Rev. Franç. de Psych., Avril 2010, tome LXXIV, N°2, pp 389-401. Fantômes sur le divan, Cliniques méditerranéennes, N° 86, p.85-97. De la télépathie à la transmission psychique, Préface à Ferenzci, Transfert et introjection, Payot§Rivages, 2014. Ecriture de l’effacement et traumatismes fantomatiques dans l’œuvre de Robert Walser, in Chiantaretto J. F., sous la dir. de, Ecritures de soi, Ecritures des limites, Hermann, pp.197-215. Bion et la philosophie orientale, Le Coq Héron, pp. Bion, une psychanalyse sans mémoire, Rev. Franç. de Psych, à paraître en 2016.

« Comment !, me suis-je dit, ce n’est pas moi qui vais écrire ? C’est quelqu’un d’autre qui va écrire à ma place ? », lorsque Violaine de Montclos m’a expliqué sa démarche : faire raconter à un analyste un cas clinique qui l’a marqué, qu’elle écrirait ensuite, puis soumettrait à la lecture de celui-ci, mais sans qu’il puisse intervenir, ni pour rédiger, ni pour corriger. Il n’aurait que la possibilité de refuser la publication. « Je serai donc dépossédée de l’écriture de mon cas, moi qui adore écrire et me flatte d’avoir un certain talent pour cela ! Non ! Pas possible d’accepter une telle blessure narcissique. » C’est Jacqueline Schaeffer, qui m’avait mise en contact avec Violaine de Montclos, qui m’a convaincue de réfléchir encore à cette démarche originale, que beaucoup de nos collègues avaient refusée pour les mêmes raisons que moi. Est-ce par esprit de contradiction ? Je n’avais peut-être pas envie de rejeter, comme les autres, une proposition un peu insolite, somme toute assez innovante. « Après tout, me suis-je dit, les cas ne nous appartiennent pas. » L’écriture non plus. Et puis, n’est-ce pas une façon de faire connaître à un plus grand public ce que font les analystes, leur pratique, d’une manière plus personnelle et vivante ? Ce qui à l’heure actuelle, où la psychanalyse est tellement décriée, est bien nécessaire. Plutôt que d’évaluer notre travail comme on nous le demande pour être scientifique, montrer la psychanalyse comme un « work in progress ». Le psychanalyste à l’œuvre avec des patients qui le touchent, qui le marquent et lui laissent des souvenirs. Témoigner de l’engagement de l’analyste.

Ce qui m’a fait changer d’avis aussi, c’est que cette démarche correspond assez bien à ma conception d’une psychanalyse contemporaine, inspirée par W.R.Bion, résolument intersubjective, c’est à dire un modèle qui considère la rencontre psychanalytique comme un champ dynamique, où interagissent les deux protagonistes, l’analysant et l’analyste, tout aussi actifs l’un que l’autre dans ce qui devient une co-création. 

Avec le modèle de Bion, on modifie le paradigme de la psychanalyse. On s’éloigne du modèle freudien de la psycho-névrose où domine la mémoire refoulée et les désirs inconscients pour aborder les zones non-représentationnelles, où la perception est hallucinatoire, où l’on abandonne mémoire, désir et connaissance, favorisant une régrédience, avec l’effacement des limites du moi et un dépassement des deux topiques qui sont insuffisantes pour rendre compte du fonctionnement psychique. Plutôt que de résoudre des conflits ou atténuer des symptômes, la visée de l’analyse devient alors l’expansion des possibilités psychiques des deux. Si le patient va en principe changer avec le traitement psychanalytique, l’analyste aussi sera modifié. Je dirais qu’il va se laisser altérer par cette rencontre particulière avec ce patient singulier. C’est de cela que témoignent les histoires racontées par Violaine de Montclos dans ce livre. De plus, ce champ qui contient le « couple analytique » n’est pas imperméable au contexte, à l’histoire, aux données socio-culturelles, même s’il constitue un lieu intime et unique. Dans ce champ circulent et agissent des transmissions psychiques inconscientes et des identifications projectives croisées. Donc, pourquoi ce qui s’est passé entre Alexandre et moi ne passerait pas aussi par quelqu’un d’autre qui recueillerait ce qui s’est déroulé et en ferait une histoire ? On est en plein dans les « transformations » chères à Bion, pour qui l’appareil psychique est essentiellement un appareil à transformer. Violaine de Montclos propose une transformation supplémentaire dans la chaîne des transformations. Une autre version. Pour Piera Aulagnier, nous sommes des historiens qui ne cessent d’élaborer de nouvelles versions de leur histoire. Violaine de Montclos nous invite à un déplacement pour découvrir peut-être de nouveaux points de vue.

Cela rejoint une idée un peu saugrenue qu’il m’arrive d’avoir, c’est que l’ensemble de nos patients constitue un groupe, avec une dynamique de groupe et un inconscient groupal, comme l’a décrit Kaës. Ils ont beau être très différents, ils ne se connaissent pas, mais parfois au cours d’une journée, on voit apparaître des correspondances, des analogies, d’une séance à l’autre, d’un patient à l’autre, qui passent évidemment par notre contre-transfert. Mais ne seraient-ils pas aussi la manifestation de transmissions psychiques inconscientes assez énigmatiques ?

Il est vrai qu’on ne se pose pas tellement cette question. Les patients se succèdent, chacun son histoire, son univers. On passe de l’un à l’autre et le plus souvent on y arrive plutôt bien. Mais n’est-ce pas une illusion de penser que ces séances, ces moments cliniques, sont clairement séparés ? Qu’entre les espaces psychiques les frontières sont étanches ? Bion a écrit que ce qui l’intéresse ce n’est pas la chose en elle-même, mais ce qu’il y a entre les choses. Et en quoi ce « entre » produit du nouveau. Et continue à en produire. C’est pourquoi, Bion préconise un psychanalyste « sans mémoire », car tout ce qui a été exprimé (aussi bien par le langage que par l’infra-verbal), est là et reviendra, de préférence sous forme intuitive et inattendue, sans recourir à une remémoration, qui empêche ces mouvements psychiques inconscients. Ainsi tout ce qui s’est passé continue à vivre en nous.

Alexandre, perdu de vue depuis longtemps, continue de m’accompagner. L’objet perdu intériorisé continue de vivre. Les être chers disparus continuent leur vie en nous. Plutôt que de fétichiser le « travail de deuil » devenant une injonction laborieuse, et devoir à tout prix renoncer à l’objet (sinon on « n’a pas fait son travail de deuil »), on peut vivre avec les objets morts qui vivent en nous. Une patiente me disait « Il faut que j’apprenne à vivre avec ma mère morte », plutôt que « il faut que j’accepte que ma mère est morte ». Cette idée a des implications cliniques, elle modifie notre approche. Une de mes patientes qui a perdu sa mère assez jeune, s’étonne d’être très affectée aux trente ans de la date du décès. Cette réactivation du chagrin la surprend, si longtemps après. Ca devait être fini, c’est trop loin. Suivant la conception de la perte d’objet dans le deuil que je viens d’évoquer, je n’ai pas comme perspective de l’amener à accepter une fois pour toutes la mort de sa mère, définitivement perdue. Je lui pose plutôt une question, qui aurait été une banalité dans une conversation ordinaire : « Votre mère aurait eu quel âge aujourd’hui ? » « 87 ans. » Et je l’incite à imaginer cette mère, devenue vieille, qui aurait connu ses enfants, et dont elle s’occuperait comme elle s’occupe actuellement de son vieux père. Comme d’ailleurs elle ne voudrait pas que s’occupe d’elle, vieillissante, sa fille. Ne pas recevoir de sa fille ce qu’elle n’a pas pu donner à sa mère ?

Les cas présentés dans ce livre remontent souvent à très longtemps. Une étape supplémentaire aurait été de demander aux analystes comment ils ont vécu la lecture de « leur » histoire ré-écrite, et sa publication. Quels nouveaux mouvements ou transformations cela provoque-t-il en eux ? Quel rapport entre l’analyste qu’ils étaient il y a vingt ou trente ans, voire plus, et la personne d’aujourd’hui ? Ce thème est remarquablement traité par Annie Ernaux dans son dernier livre, où elle nous livre des réflexions remarquables sur le rapport énigmatique, qu’elle explore avec une minutie quasi obsessionnelle, entre la jeune fille de 18 ans en 1958 et la femme-écrivaine dans ses soixante-dix ans de maintenant.

Ainsi, dans « Leur patient préféré », les  patients souvent perdus de vue, appartenant au passé, au-delà du « travail de deuil » qu’ils nous imposent, car après tout les patients nous quittent (nous abandonnent ?), connaissent ainsi une nouvelle vie, à travers la remémoration de l’analyste, puis la nouvelle version écrite par Violaine de Montclos. On peut y voir une dépossession. On peut aussi y voir une nouvelle création.

Simone Korff Sausse

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