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Vahram Altounian avait quatorze ans quand pourchassé par les turcs il partit sur les routes du génocide arménien. Dans cet écrit, Janine Altounian professeur d’allemand puis traductrice de Freud, témoigne du point ultime d’élaboration d’un travail où l’expérience qu’elle a de la cure psychanalytique entre en résonance d’une part, avec l’histoire du peuple arménien auquel elle appartient et d’autre part avec sa pratique de la langue, de l’écriture et de la traduction. Nous la suivons dans un patient cheminement en forme de spirales là où inlassablement elle a « foré » dans les archives de l’intime pour y trouver comme le dit A. Appelfeld « une nappe d’eau vive » qui lui permette de trouver sa propre place tout en rendant justice à ces ancêtres suppliciés. « Amour paradoxal d’un héritage terrifiant », c’est ainsi que J.Altounian nomme ce qu’éprouvent les descendants que l’horreur a condamné à l’absence, à un récit muet, à vivre dans un éternel passé. Les familles de rescapés exercent parfois sur leurs enfants une emprise dont il est difficile de se défaire « ce savoir intime, qui transmis par l’expérience parentale, imprègne d’une inquiétude diffuse les jours de leur enfance, est au plus haut point handicapante pour eux car si l’effroi traumatique éprouvé par le sujet expulsé lors de l’effraction traverse souvent les générations de descendants, il creuse chez eux un écart , une inhibition du contact spontané avec ceux qui semblent ignorer cet envers du monde ». J. Altounian cite Racamier qui dans son livre « l’inceste et l’incestuel » décrit ainsi, ce phénomène « tout ce monde baigne dans une atmosphère indécise où s’entre mêlent et se confondent de manière étrange les ascendants et les descendants et les morts et les vifs ». Pour tenter de se dégager, la fuite le déni, le refoulement sont des stratégies inévitables. Janine Altounian reprend ce propos de Hannah Arendt « être déraciné, cela veut dire n’avoir plus de place dans le monde des vivants ». C’est aussi ce dont témoignent les rescapés des génocides juifs et rwandais. L’exil fait rupture avec l’environnement basique que constitue le tissu des sensations olfactives, gustatives, auditives, visuelles et langagières. C’est non seulement la langue du pays d’origine qui n’a plus cours mais la fonction même du langage qui fait défaut puisqu’aucun mot ne peut représenter ce qui a dû être vécu dans l’espace désertique du règne de l’inhumain. En exposant son rapport au journal de son père, Janine Altounian nous fait partager ses émotions contradictoires face à cette effroyable et merveilleux trésor dont elle s’est faite le passeur. En exhumant cet écrit paternel, en le faisant traduire, en recopiant elle même la traduction afin qu’il puisse paraître dans un autre contexte, en nous donnant l’accès au fac simile où la langue turque est transcrite en caractères arméniens, l’auteur opère ce qu’elle nomme « déchiffrement et expulsion hors du champ de l’intime ». Nous avons là le remarquable exemple d’un cheminement possible pour l’exercice d’une mémoire désaliénante et les lecteurs que nous sommes participent à ce patient travail qui abolit le « refusement » de traduction que constitue le refoulement au sens Freudien. On ne croit que ce qu’il nous est permis de voir et pour l’auteur il a fallu qu’elle lise des témoignages similaires à celui de son père sous la plume d’écrivains reconnus pour qu’elle y croit vraiment et puisse enfin ressentir toute l’étendue des émotions contenues jusqu’alors. Comme dans la cure analytique le temps est un facteur incontournable et c’est par la résonance de faits actuels avec des évènements passés que sont ravivées des traces anciennes inconscientes. C’est en mille neuf cent quatre vingt un, lors de l’irruption d’un scandale lié à la situation des arméniens en Turquie que J. Altounian s’ est rappelé que sa mère avait parlé en sa présence de l’existence d’un manuscrit paternel ,mais un long travail de perlaboration a été nécessaire pour que ce récit écrit quatre ans après la survenue des évènements vécus par le jeune homme que fut son père puisse faire passer cette fille de rescapé de la mélancolie d’une position victimaire à la responsabilité d ‘en hériter et de le transmettre à son tour par un écrit aussi. « L’expulsion dans le champ public d’une histoire paternelle maintenue secrète » s’est révélée pour notre auteur un acte de salut publique autant que personnel. Comme en témoigne le sous titre du film argentin dont le titre est: Historias, les histoires n’existent que si on peut les raconter, car la dimension propre à l’altérité est fondamentalement constituante de la réalité aussi bien pour un sujet que pour une communauté. C’est grâce au caractère laïque et démocratique du pays d’accueil que l’enfant que fut l’auteur a pu s’approprier la langue française pour qu’elle héberge en creux les mots d’une épopée lointaine et douloureuse vécue par ses parents et communique ainsi à ceux qui n’étaient pas exterminables une expérience dont le récit avait été impartageable. Ecrire c’est tenir compte du fait qu’on n’est pas seul au monde dans un geste qui n’est pas dépourvu d’un minimum d’espoir même si comme le dit J. Altonian « il est probable que ce journal fut simplement pour son rédacteur un geste de résistance, un moyen de poursuivre sa vie, une fois scellé dans un petit cahier d’écolier, hors de lui la recension des épreuves mortelles dont il ne fallait plus qu’il se souvienne ». L’état de la France de cette époque et la qualité de l’école laïque a permis que se transmette cet héritage car il n’est pas sûr craint notre auteur, que l’état de mondialisation des sociétés actuelles puisse toujours donner lieu à l’exercice d’altérité requis. Il faut nous dit elle « des lieux relativement démocratiques et non exterminables ». La France de cette époque « offrait paradoxalement aux rescapés d’un orient meurtrier la possibilité d’une intégration sans assimilation, malgré ou à cause de sa radicale différence d’avec ce à quoi ils avaient survécu ». Une citation de J. Rancière explicite parfaitement ce propos « il y a de la politique parce que il y a une cause de l’autre, une différence de la citoyenneté à elle même » Le dernier chapitre qui s’intitule « L’écriture comme appropriation et amour de l’héritage synthétise les points essentiels de cet ouvrage; il en reprend les thèmes majeurs comme dans une rhapsodie ou un poème épique dont le refrain revient comme dans un chant, nous permettant ainsi d’assimiler ce qui n’est pas assimilable, d’inscrire ce qui ne peut s’inscrire. Prenant appui sur quelques vers de Primo Levi mis en exergue de La Trêve, « les dures nuits nous rêvions/des rêves denses et violents/rêvés avec l’âme et le corps/rentrer, manger, raconter l’histoire/ », J. Altounian nous dit « j’émets l’hypothèse qu’une certaine écriture qui….remémore ces mises à mort déshumanisantes provient de ce lieu corporel psychique qui a manqué de nourriture et /ou de mots. ». Manger, parler, écrire sont du ressort de la pulsion et nous y sommes contraints. Manger parler sont les premières modalités de l’existence du petit d’homme et l’écriture s’étaie sur cette expérience fondamentale et ces vicissitudes, amour toujours manquant, Défaut Fondamental comme l’a nommé M. Balint. L’écriture est nous dit J. Altounian liée à une dette d’amour. Il s’agit pour celui qui écrit comme pour l’analysant de restituer un monde « fait d’images visuelles, acoustiques, topographiques de lieux et d’êtres anéantis ». Cet amour est indissociable d’un acte de foi car pour écrire il faut remplacer une réalité désespérante, absurde par une illusion créatrice de sens et de stratégies de survie. Cette illusion consiste à préférer pour un temps, comme le dit Freud dans Malaise dans la culture, « déformer de façon délirante l’image du monde réel en ayant recours à la « une fixation violente d’un infantilisme psychique »pour selon une conception Winnicottienne « faire que ceux qui ont été privés des premières illusions nécessaires à l’enfant puissent sauver, voire constituer provisoirement l’humus de quelques illusions, fussent elles celles de la religion ou d’une tradition révolue de nos jours ». Janine Altounian considère que la foi et le respect des traditions sont fondateurs d’identité. Parce qu’ils s’appuient sur des pratiques de solidarité porteuses de sens, de transcendance, ils facilitent la résiliance « Le collectif précède l’individuel car c’est lui qui a forgé la langue, la culture, et la foi » dit Aharon Appelfeld dans Histoire d’une vie. Par son geste d’écrire et d’abandonner son journal sans savoir quel en serait le destin, Vahram répétait le geste de croyance en un autre que sa mère avant lui avait réalisé en le confiant aux bédouins qui se trouvaient sur le chemin de la déportation. D’autre part en monnayant au péril de sa vie une sépulture et une prière pour son défunt mari la mère du jeune scripteur lui a donné l’exemple sur lequel s’appuyer pour qu’il puisse à son tour et au moment voulu, créer un lieu d’inscription mémorielle qui contienne son histoire. Une fois de plus c’est A. Appelfeld que choisit J. Altounian pour caractériser cet acte « L’écrit est le seul lieu d’implantation des morts ». Répertorier les soixante seize lieux de passage de la déportation c’est nous dit l’auteur « arpenter la mémoire pour ouvrir l’espace du deuil où se pleurent les morts, car l’écran du texte permet de les approcher à bonne distance à la distance qui libère alors l’affect jusque là empêché », « Ecrire pour ressentir des affects non éprouvés en leur temps ». « Ecrire pour contenir ce qui excède » et « créer une pellicule de mots un biface entre les affects débordants et l’espace de respiration et d’échange avec les autres » Ces deux énoncés qui de manière sommaire pourraient peut être résumer le propos de ce livre ouvrent me semble-t-il sur une vaste question, celle d’une interface possible entre le travail que représente la cure d’un individu singulier avec un analyste et le travail d »écriture de l’Histoiredes collectivités humaines. Françoise Hermon |
Janine Altounian De la cure à l’écriture
L'élaboration d’un héritage traumatique Editions PUF, 2012