Annie Guérineau-Jomelli | Mémoires d’une Ventrachou

Vendée 1940 - 1960

Editions L’Harmattan, 2023

Article rédigé par : Pierre Boismenu

On a pu connaitre une certaine Alfonsine Ventrachou qui égayait de ses clowneries certaines fins de journées de travail fort sérieux entre psychanalystes, ce à quoi elle participait sous son « vrai » nom d’Annie Guérineau. Mais où était finalement le plus vrai et le plus sérieux ? Ce spectacle « pour rire » qu’elle avait mis au point avait pour titre Naitre ou ne pas N’être qui dans la subtile équivoque du « ou » détournant la fameuse formule shakespearienne (être ou ne pas être) résonne profondément avec l’enjeu d’une expérience analytique, pour autant que s’y joue in fine de trouver jusque dans  la douleur d’exister où l’on peut souhaiter n’être pas (né) les ressources pour ne plus n’être, en naitre enfin,  à faire le pas qui en transmute le négativisme logique en acte d’existence.

Dans cette mise en jeu scénique, il y était déjà question, écrit-elle en avant-propos, de « donner à voir son univers familial », l’air de rien et sous couvert d’en rire, « d’un rire tendre et fluide, ouvert à l’autre et à soi ». Mais Alfonsine quittant la scène, Annie en a repris le fil d’une autre écriture , ce livre de Mémoires,mémoires de celle qui reste fidèle à ce nom de Ventrachou, ainsi que sont surnommés les Vendéens, pas sans raillerie, par les Charentais leurs voisins pour être ces mangeurs de chou jusqu’ici réservé au bétail ou, pas sans haine, par les « Bleus » il y a plus de deux siècles pour avoir trouvé des feuilles de choux sur le nombril des nourrissons (à exterminer en la circonstance) comme pansement pour cicatriser le nombril… Une opération silencieuse du livre n’est-elle pas justement alors d’en relever le nom, à l’entendre littéralement : ventre et chou, il s’agit bien de naitre ou (aussi bien) ne pas n’être, en venir plutôt au jour malgré ce qui se drame dans l’histoire.

C’est un récit d’une simplicité à la mesure des simples gens qui ont fait cette vie, de ces « petites gens sans histoires pour lesquels le silence était de mise ». Non pas des « simples » comme diraient avec condescendance « ceux d’en haut » qui se croient « bien nés » dans leur sphère miroitante d’eux-mêmes, mais des terriens pas sans ciel qui marchent dans la vie au pas à pas de leur vouloir vivre, pas sans épreuves et conflits avec d’autres et soi-même, mais sans toute cette facticité technicisée qui nous fait de nos jours de « plus en plus pauvres en expérience » comme le notait déjà Walter Benjamin. Nous est rapportée dans ce livre une expérience-de-vie au sens où Georgio Agamben dit qu’elle peut « permettre de mûrir, c’est-à-dire d’anticiper la mort conçue comme achèvement et totalisation de l’expérience », au sens de Montaigne écrivant ses Essais. C’est là aussi une première vertu de ce retour sur une vie construite dans ces milieux paysan et ouvrier des années 40-60, de nous amener à prendre la mesure du bouleversement sociétal qui a eu lieu en soixante ans. Un constat, pas un jugement : les plus âgés en ressentiront les affects d’enfance perdue de vue, les plus jeunes, au mieux, s’improviseront peut-être « ethnologues ».

Mais il ne s’agit que latéralement et par surcroit de « sociologie ».  Ce déroulé d’une expérience singulière, qui ne s’embarrasse jamais de théorie et dit les choses comme elles viennent à les écrire, est d’abord un texte psychanalytique, même et surtout s’il ne s’en donne jamais l’air. Est à peine suggéré vers la fin que la vocationd’analyste a pu émerger de ce parcours, laissant le lecteur en percevoir lui-même le nerf, et à aucun moment cette reconstitution par l’écrit d’un passé qui en fait justement une expérience transmissible ne se présente comme un récit clinique, comme la relation d’un parcours transférentiel qui en aura permis l’émergence. C’est d’autant plus précieux que c’est une rareté dans le champ de la psychanalyse : ni le roman d’une cure, ni des élaborations théorisantes, comme on en connait, mais le risque pris à dire ce qu’il en reste, ce  qu’on peut en  reprendre après, dans un tour de plus, un retour sans verbiage ni fioritures.

A chaque lecteur de frotter son histoire telle qu’il peut se la raconter à celle d’Annie Guérineau, forcément pas la même, mais qui peuvent en résonner. Ou même de prendre le risque d’en interpréter un aspect ou un autre. Pour ma part, j’ai été saisi particulièrement par l’émouvant personnage de la mère de l’auteure, et la douloureuse complexité de leurs liens, qui se condense dans le dernier chapitre relatif à sa mort. Cette femme, Yvonne, si discrètement dévouée aux autres, et qui semble n’avoir vécu, mais avec beaucoup de vivance même si en s’efforçant de sans cesse s’effacer, que pour pallier la mort de sa propre mère quelques semaines après sa naissance. Au point de pouvoir écrire, elle qui écrivait si rarement « qu’il aurait mieux valu que ce soit elle qui meure plutôt que sa propre mère ».

De ce N’être dont son  Naître est issu, elle en vivra pourtant longtemps, s’assurant d’une capacité d’amour qui conjugue à la façon platonicienne Penia, la pauvreté, le sans ressource, à Poros, le passage, le chemin, la ressource.

L’écriture de ce livre par la fille et petite-fille en prendra toute sa portée quasi sacrée : de répondre à cette lettre déchirante de vérité qui lui était adressée, ou aussi bien d’en répondre en lui signifiant combien elle lui doit d’être en vie, et d’avoir tenu malgré toutà être là, dans l’inquiétude aimante de sa présence continuée.

Pierre Boismenu, psychanalyste, membre du Cercle Freudien. Livres publiés. Sur le point de savoir (Ed William Blake), L’avérité de la lettre (Ed Le bois de l’Autre), Corps sexuel transmission (Ed Le bois de l’Autre). Il y a aussi des articles de revues.

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