Cet ouvrage rassemble des interventions effectuées au sein de l’École Freudienne autour de la question du temps dans l’inconscient et dans la psychanalyse. Sans chercher à enfermer ce thème très vaste dans une théorisation d’ensemble, il privilégie différents angles de lecture, afin d’apporter des points d’éclairage particuliers visant à rendre compte de la spécificité des problématiques temporelles mises en jeu par l’existence de l’inconscient et à mettre en relief leurs incidences dans la clinique. Avec un grand souci de clarté et de rigueur, les auteurs s’attachent ainsi à questionner comment la temporalité entre en jeu au niveau du fonctionnement structural du sujet, au niveau de la cure et de la praxis analytique, mais aussi au niveau de l’institution analytique, sans jamais perdre de vue l’éthique du Réel propre à la psychanalyse.
Gérald Racadot montre comment l’existence du temps surgit du fait de la coupure signifiante qui vient nouer autant qu’elle sépare l’Un de la discontinuité du Réel à l’Un de la pure différence. Alors si l’inconscient ignore le temps, c’est bien au sens du temps de la durée qui reste un réel, tandis que s’inscrit dans l’inconscient un temps symbolique qui ne relève pas de la chronologie, mais qui de renvoyer à l’histoire des signifiants qui se sont inscrits autour du Réel perdu, prend la forme de la répétition signifiante, de l’après-coup, du temps logique ou de la pulsation temporelle. Une telle théorisation de la structuration du temps dans l’inconscient a des incidences sur l’acte analytique qui s’attache à faire coupure dans le Réel du sujet en fonction de l’entendu, afin qu’à la jouissance fourrée du symptôme se substitue une parole de vérité dans un pas tout savoir. Au contraire de la science pour laquelle le Réel est toujours là en attente de s’intégrer dans un savoir, le nouage du savoir à la vérité propre à l’acte analytique laisse sa place au Réel qui définit notre Éthique.
Michèle Aquien se penche sur la répétition en tant qu’elle constitue un des traits communs aux trois domaines du Réel, de l’inconscient et de la poésie. Suivant le fil chronologique des travaux de Freud puis de Lacan, elle retient de la répétition son rapport à la demande et à la pulsion, ainsi que son rapport à la jouissance et au rythme. Elle explicite ensuite son caractère tout à la fois insistant, atemporel et cyclique, puis insiste sur le fait qu’elle est fondamentalement au commencement d’une structuration où le rapport à la lettre et à l’écrit est essentiel. Pour l’auteure, ce fonctionnement de l’inconscient dans lalangue présente des liens d’homothétie avec la poésie en tant qu’elle se distingue par son primat donné au signifiant, son expression fondée sur le nombre, et sa tension constante vers la désignation du Réel innommable. La poésie fait usage des mêmes procédés que ceux de l’inconscient, et fait donc entendre, dans son battement propre, une structuration qui fait écho et à ce qu’il en est dans le réel et à ce qu’il en est du sujet lui-même.
Dans son texte ponctué de vignettes cliniques, Jean Triol aborde la question de la place énigmatique, au-delà du symptôme analysable, des premières inscriptions qui sont conservées dans toute leur vitalité par un inconscient qui ne connaît pas le temps, et qui ont la force d’un destin que la pulsion de mort réactive sans fin en lien avec une satisfaction masochiste. A partir des apports de l’Au-delà du principe de plaisir, il explicite les notions de principe de plaisir et principe de Nirvana, de pulsions de vie et de mort, de processus primaires et secondaires, et s’attache à décrire ce qui se joue au commencement pour tout individu, de la jouissance de l’Un originaire à l’émergence du sujet divisé. Il en vient alors à montrer comment le jeu du Fort-Da a valeur de paradigme du sujet en ce qu’il témoigne d’une dynamique pulsionnelle par laquelle se mettent en place, suivant le temps logique, les opérations de séparation et d’aliénation. C’est ainsi le rôle de la pulsion de mort et le caractère structurant du masochisme primordial dans la réalisation de la division subjective qui sont là éminemment dégagés.
Patrick Herbert revient sur l’élaboration freudienne des souvenirs écrans et met au jour ce qui fait l’originalité de la mémoire humaine en tant qu’elle est liée à l’existence de l’inconscient. Il rappelle notamment comment Freud a pu distinguer un certain type de souvenirs d’enfance, caractérisés par leur netteté et leur contenu insignifiant, mais dont les scènes se révèlent falsifiées. Ce faisant, ils font écran à des fantasmes liés au désir et à la jouissance et renvoient à tout l’essentiel de la vie infantile, comme en témoigne le souvenir d’enfance de Léonard de Vinci. Ainsi apparaît combien la mémoire freudienne n’est pas une mémoire organique mais une mémoire de la perte marquée d’un reste de jouissance, mémoire qui s’attache à répéter ce qui s’est effacé d’une « rature d’aucune trace qui soit d’avant ». Soulignant alors que l’inconscient, c’est ne pas se rappeler ce que l’on sait, l’auteur relève combien la dite libre association de l’analysant est une association polarisée vers le retour à l’enfance, une association dont la liberté est entravée, guidée par la bifidité de la lettre silencieuse.
Édith Chassé propose une réflexion sur le temps logique dans la psychose. Elle explique notamment que le regard comme coupure n’y est pas efficient, si bien que reste un instant de voir qui ouvre le champ d’une énigme abyssale faisant consister un temps pour comprendre indéfini, celui de la perte de la réalité et de ce qui s’y substitue comme création délirante jamais achevée. Donc, ici, point de motion suspensive, de scansion, de doute, de certitude anticipée, mais une certitude sans faille, au présent, et surtout pas de hâte, car, interroge l’auteure, quel serait l’acte d’un moment de conclure ? De fait, il importe que cet indéfini dure. Comme l’enseigne l’histoire des sœurs Papin, il est des actes qui, en faisant éclater le miroir des relations imaginaires jusque là compensées, fragilisent la construction délirante et précipitent un impossible moment de conclure qui se solde soit par l’extinction du sujet, soit par un passage à l’acte impulsif visant à abolir la jouissance du grand Autre persécuteur. Alors, dans cette clinique particulière de l’idéal dans la psychose, l’urgence est d’abord de s’abstenir, et d’accompagner le sujet dans un ajournement nécessaire à la pérennisation de son être en préservant la cohérence toute singulière de sa réalité.
Michèle Aquien nous invite à découvrir comment la danse de salon met éminemment en jeu la question de l’identification et de la sexuation. La danse de salon se spécifie en effet d’être une danse en couple dont l’art se trouve dans le rapport d’entente convenue entre deux partenaires qui doivent chacun se couler dans un rôle bien défini. L’un s’inscrit du côté homme en occupant la place du cavalier qui guide et fait danser, tandis que l’autre, du côté femme, fait la cavalière qui se laisse conduire. Du fait de cette différenciation, il ne s’agit pas pour le couple qui danse de « faire un ». Bien plutôt est en jeu un 1+1 formant un 2 destiné à se défaire, où l’un est à l’autre dans son altérité désirable, cependant que chaque sujet peut se sentir Un, pour peu qu’il sache remplir son rôle. À chacun, donc, de tenir compte de l’autre -comme Autre-, de s’accorder sur le pas -à défaut de quoi il n’y a pas de danse-, et de tendre vers un équilibre qui engage un corps joui et tenu, afin que puisse se faire entendre ce langage du corps qu’est la danse. Non sans évoquer la codification courtoise, la danse à deux restitue ainsi, le temps du bal, quelque chose du pas identifiant où se placent de manière vivable les positions d’homme et de femme.
Isabelle Garniron s’attache à rendre compte des temps du dévoilement de la vérité dans le parcours analytique. La vérité, qui touche au Réel, concerne le sujet au plus profond de son être en le renvoyant à sa propre division. Si le sujet s’en défend en n’en voulant rien savoir, elle ne cesse de s’insinuer en se manifestant dans les formations de l’inconscient. Ainsi se pose la question de la temporalité dans le procès de sa révélation toujours bouchée par le rapport du sujet au semblant et à la jouissance qu’il cache, ainsi que par la résistance que constitue pour une part le transfert narcissique. L’auteure en vient donc à insister sur le temps qu’il faut, propre à chacun, de la mise à nu du sujet, dans un déroulement qui relève du temps logique et qui implique l’écoute de la musique de l’inconscient. C’est ainsi au rythme de la pulsation temporelle que s’effectue un travail de désaliénation dans lequel l’analyste opère, sans passion amoureuse pour la vérité, sur la voie de la perte de la jouissance en faisant résonner le signifiant au bon moment. Détachée de ses attaches mensongères, la vérité peut alors surgir en opérant une coupure permettant au sujet de faire le choix éclairé de sa conclusion.
Pierrick Brient apporte un questionnement sur le champ de l’attente dans la cure en s’appuyant sur la leçon du 19 mai 1965 qui traite des rapports du sujet, du sexe et du savoir dans l’analyse. Structurellement homologue au jeu, l’expérience analytique commence pour l’analysant par l’attente d’un savoir, mais loin de s’en tenir au rapport de fallace entre l’analysant et l’analyste, elle prend en compte ce troisième joueur qu’est la réalité de la différence sexuelle et s’efforce de dégager de la défensive de l’analysant une forme toujours plus pure qui aboutit à la rencontre de l’impossible à savoir sur le sexe. Le psychanalyste n’attend donc pas qu’un savoir sur le Réel du sexe puisse se dire, mais il attend que le travail analytique puisse se faire. Aussi est-ce avec son désir qu’il s’introduit, en position de support de petit a , dans ce champ de l’attente sans lequel il n’y aurait pas de cure. Cette attente n’est pas de l’ordre du manque, ni n’est empreinte d’impatience ou d’angoisse. Faite d’attention flottante, elle est fondamentalement attente de rien d’autre que de l’inattendu, en tant que cet inattendu est ce qui se révèle comme déjà attendu, mais seulement quand il arrive.
À partir de son ancienneté et en tant que Directeur actuel, Robert Samacher fait entendre comment l’École Freudienne s’inscrit dans le temps. Il nous décrit la personnalité et le parcours atypiques de Solange Faladé, la place qu’elle a tenue dans le mouvement psychanalytique, et la façon dont elle a été amenée, en avril 83, à fonder sa propre école en n’oubliant pas que la spécificité de la structure de l’institution analytique ne peut être saisie qu’à partir du destin de l’objet perdu. Les questions du vide de la Chose et du manque étaient, de fait, au coeur de ses propres contributions à la théorie analytique et du transfert de travail qu’elle a su privilégier. Alors certes, des dissensions ont pu se présenter, mais Robert Samacher montre comment l’École Freudienne a su se réinventer en continuant à expérimenter le cadre institutionnel d’origine et en gardant son esprit de questionnement. Toujours sur la brèche, elle s’efforce de maintenir le tranchant de l’analyse en s’appuyant sur la passe et sur les contrôles, là où s’éprouve le désir d’analyste sans lequel il n’y a ni analyste ni analyse, et tout en sachant que rien n’est définitif dans le domaine du désir humain.
Ce livre rend sensible combien la notion de temps est essentielle en psychanalyse, touchant au fondement du sujet ainsi qu’aux mouvements de sa vie inconsciente, au déroulement de la cure et à l’acte analytique, ou encore à l’existence même de l’institution dans ses inévitables instants de tiraillement et sa dynamique au service de la cause analytique. Par des abords très divers, des objets de recherches souvent peu explorés, des points de vue originaux, les notions de temps logique, de répétition, d’après-coup, de pulsation temporelle, les questions liées à la synchronie et à la diachronie, à la durée et à la rencontre, à la mémoire et à l’oubli, à la place de l’attente et de l’inattendu, et encore au rythme, au nombre, au comptage, à la coupure… sont remises sur le métier, clarifiées et rendues très vivantes. Surtout, les textes ici rassemblés, qui sont le témoignage d’un désir de travail dans une École au fil de son histoire, sont habités par une éthique du sujet articulée au respect absolu du temps propre à chaque Un, du pas du particulier, dégagée de tout appui sur un idéal et au plus loin de cette « escroquerie qui se désigne », disait Lacan, « du nom d’éternité »[1].
Virginie Chardenet, psychanalyste, membre associé de l’Ecole Freudienne, psychologue clinicienne à l’ASM 13, docteure en anthropologie sociale et ethnologie.
A publié Destins de garçons en marge du symbolique, Paris, Corti, 2010 – « Sans fauteuil ni divan: le Club » en collaboration avec Monique Zerbib, Les Lettres de la SPF, n°24, Paris, 2010 – « Bêtises contées », Enfances&Psy, Paris, 2014.
[1] Lacan, leçon du 11 décembre 1973.