S’il s’agit pour Christian Fierens d’une nouvelle lecture[i], Un autre commencement pour la psychanalyse constitue fondamentalement une lecture nouvelle du séminaire Encore en tant que son auteur met véritablement en acte l’énoncé de Jacques Lacan qui vaut comme la refondation de la psychanalyse : «L’inconscient, c’est que l’être en parlant, jouisse, et j’ajoute : ne veuille rien savoir de plus. J’ajoute que cela veut dire : ne rien savoir du tout» (leçon du 8 mai 1973). À suivre l’indication lacanienne, c’est tout l’édifice de la psychanalyse qui est alors à reprendre jusqu’à découvrir les fondations d’un questionnement – celui de la jouissance – à partir duquel la pratique de la psychanalyse doit être pensée à nouveaux frais. A travers son ouvrage[ii], Christian Fierens opère ici ce tournant radical, et ce faisant, il ouvre une voie pour une psychanalyse inventive, en ce qu’elle fait directement dépendre l’acte psychanalytique du mouvement de «l’inconscient qui invente dans la jouissance du surgissement». Un autre commencement indique ceci : contrairement à ce que pourrait laisser entendre le titre, il n’est pas question de déplacer la psychanalyse ; bien plus fondamentalement, c’est la psychanalyse elle-même qui se voit désormais déplacée, et le psychanalyste avec, s’il entend toutefois délaisser une façon habituelle de penser la psychanalyse au profit du mouvement inhérent à l’inconscient lui-même.
Christian Fierens accentue pour nous ce qui constitue l’enjeu crucial du séminaire Encore : non seulement Lacan introduit la question de la jouissance, mais bien plus il l’inscrit en l’insérant dans un cadre plus général que celui de la logique classique formelle fondée sur les universelles pour tout x et sur les particulières pas-tout de x, c’est-à-dire un pas-tout dans un sens encore restreint. Il s’agit donc pour Lacan de trouver une écriture qui tient compte de la dimension du réel comme impossible. Il produit ce qui deviendra par la suite le «tableau de la sexuation», que Christian Fierens préfère nommer «le tableau de l’inscription de la jouissance». Cette appellation heureuse est nettement plus éclairante dans la mesure où elle garde ouverte la question de la jouissance, là où le «tableau de la sexuation» tend à une formalisation imaginaire des positions sexuées, ce qui n’est justement pas le propos de Lacan. Une telle inscription entraîne une remise en question radicale de la causalité puisqu’elle suppose le mouvement de création de l’inconscient, à savoir le principe de jouissance, dont découle une éthique nouvelle, ou plus exactement renouvelée pour la psychanalyse. L’introduction de «la logique de l’inconscient[iii]» indique ceci : c’est à partir de cette impasse du réel produite par le discours analytique, que quelque chose propre à l’inconscient peut alors jaillir en S(Ⱥ) en tant qu’il est le vide au lieu de l’Autre. Et à ce titre, la question de la jouissance est avant tout la question du temps comme ce qui surgit de l’inconscient dans une dimension temporelle qui lui est propre. La chute du centre dont parle Lacan, peut d’ailleurs s’entendre comme la chute du centre du temps tel que nous le considérons habituellement, à savoir la linéarité de l’écoulement du temps pris comme une succession de faits, d’événements, etc. Ce qui tombe, c’est tout ce qui vaudrait comme grand Autre autour de quoi tout est censé tourner, c’est-àdire le temps supposé continu et encadré par des bornes historiquement stables.
«Le vrai commencement, c’est la jouissance. Ça part de la faille dans l’Autre». Christian Fierens insiste ainsi sur le fait que la jouissance est supposée toujours déjà là. L’autre commencement est donc celui qui pose d’emblée la question de la jouissance en faisant dépendre la pratique analytique d’une invention à partir de la jouissance, et non pas d’une dialectique du désir qui pose imaginairement le sujet dans une relation à l’Autre, comme le veut une conception première de la psychanalyse. Nécessité donc de la survenue de cette causalité indéterminée qui engage tout aussi bien l’analysant que l’analyste et qui en appelle à l’invention du signifiant. Il est à noter que le principe de jouissance, dont parle Christian Fierens, n’est en rien assimilable à quelque chose que l’on pourrait saisir d’un point de vue phénoménal, ou qui serait l’équivalent d’un plaisir excessif, voire mortifère, comme nous l’entendons encore trop souvent. Non, la jouissance en tant que principe se rapporte précisément au premier étage du schéma de la division du grand Autre par la question du sujet tel que l’introduit Lacan dans son séminaire L’angoisse. Elle se présente comme la question du sens de l’être par un sujet non encore advenu, adressée au grand Autre en tant que champ du signifiant.
Comme le précise encore Christian Fierens, «le principe de jouissance, c’est la question fondamentale du signifiant et de la place du sujet dans le signifiant». La pratique analytique repose toute entière sur la réceptivité du signifiant. Mais qu’est-ce qu’un signifiant ? Le signifiant dit lacanien implique l’opération symbolique d’effacement du contenu imaginaire, c’est-à-dire un faire qui réalise le degré zéro du savoir en S(Ⱥ), le vide au lieu de l’Autre. Un tel dégagement conduit à ce que devient véritablement le signifiant lorsqu’il est libéré de son référent. C’est à cette condition que peut alors s’entendre l’équivoque du signifiant S2 comme ouverture sur l’essence du trait unaire en tant que degré zéro du savoir, qui correspond à l’impasse du réel produite par le discours analytique à partir duquel l’inconscient peut inventer selon le principe de jouissance.
Ainsi, suivant en cela la refondation par l’inscription de la jouissance opérée par Lacan dans son séminaire Encore et sa mise en acte comme «autre commencement pour la psychanalyse» réalisée ici par Christian Fierens, le psychanalyste est appelé à faire dépendre radicalement sa pratique de l’éthique de l’inconscient lui-même, c’est-à-dire à emprunter la voie pratique du principe de jouissance, ce mouvement dynamique et créateur qui échappe fondamentalement. Là est le commencement autre qui s’énonce sous la forme d’un impératif catégorique : le psychanalyste doit savoir ignorer ce qu’il sait, il doit laisser derrière lui l’utopie de l’identité, il doit abandonner les concepts qui expliquent, il doit larguer les amarres du réalisme, s’il entend se lancer pleinement dans une pratique qui fait toute la place au mouvement de l’inconscient, au moteur de l’invention, au principe de jouissance. La question devient alors celle de savoir ce que l’acte psychanalytique permet de produire comme liberté inhérente au mouvement de l’inconscient lui-même, et de la même manière, c’est la condition de possibilité de l’acte psychanalytique quand il découle du principe de jouissance qui est ici questionné. C’est par le signifiant, en tant qu’il se différencie de lui-même, que le vide peut se produire au lieu de l’Autre, la place fondamentale du pas-tout, une porte d’entrée dans la jouissance en laissant développer ce qui s’y indique. Aussi Un autre commencement pour la psychanalyse est une invitation qui engage son lecteur à quitter un chemin, celui d’une première psychanalyse, pour en suivre un autre, celui de l’autre commencement, sans esprit de retour, sauf à revenir à ce qui est en retrait depuis toujours, à savoir la question de la jouissance, et qui doit déboucher sur la dimension dynamique et créatrice de l’inconscient.
Freddy GUILLOTEAU, psychanalyste à Toulouse, membre de l’association Le Pari de Lacan
[i] En effet, Christian Fierens a déjà proposé une première lecture en 2005.
[ii] Précisons au lecteur qui rencontre le travail de Christian Fierens pour la première fois que cette lecture s’inscrit dans un long cheminement de pensée qui a précédemment donné lieu à des ouvrages aussi majeurs que Les pièges du réalisme co-écrit avec Frank Pierobon, Le principe de jouissance, Tenir pour vrai, Lecture de L’identification de Lacan – De l’utopie d’identité au moteur de l’invention, et Lecture de L’angoisse, pour ne citer que les plus récents.
[iii] Titre d’un ouvrage de Christian Fierens paru en 2007.