Jean Louis Sous | Le paradigme R.S.I.

Variantes et tribulations

Epel, 2024 Paris

Article rédigé par : Viviane Dubol

Le paradigme R.S.I. variantes et tribulations de Jean-Louis Sous, paru aux éditions Epel, est le cinquième ouvrage qu’il a publié dans cette maison d’édition. Ce geste s’inscrit dans une longue série d’autres essais et nouvelles publiés chez L’Harmattan, Le Bord de l’eau, Beaurepaire et Privilèges-Atlantica. Membre de l’École lacanienne de psychanalyse, il exerce la psychanalyse à Angoulême.

La première phrase du livre servira de coup d’envoi à cette présentation: «  L’École lacanienne de psychanalyse a accompagné la geste de sa fondation par une invitation à se régler sur le paradigme R.S.I. (ces trois registres du réel, du symbolique et de l’imaginaire) qui se décline tout au long du frayage lacanien, au point même que le frontispice de son acronyme incruste, surimpressionne, par la forme de ces trois majuscules, le tracé d’un nouage borroméen : en effet, le corps des lettres équivaut à la souplesse de cordes qui miment les passages dessus/dessous des propriétés d’un nouage à trois. » (p.7)

Lecteur, vous avez bien lu « la geste ». Etoui, ce n’est pas une coquille, vous voici déplacés dans l’épopée poétique du nouveau paradigme r’si (p.10). Celui-ci dans l’histoire de la psychanalyse a fait rupture épistémologique d’avec le moi autonome ayant une fonction de synthèse chez Freud. Les épisodes rythmés de l’épopée se succèdent : privation frustration castration/l’amour la haine l’ignorance/sens hors sens j’ouis-sens / aliénation séparation/inhibition symptôme angoisse. Le récit, pas sans humour, se donne pour contrainte de faire trembler les énigmatiques énoncés lacaniens et ses déclinaisons nodales, particulièrement à ce moment crucial de la conférence dite« La troisième[1] », « où le “réel” passe à la jouissance, dans le croisement des trois dimensions du nœud borroméen. » (p. 199) Les plis des variations R.S.I. constituent l’étoffe du texte de l’épopée interrogeant leurs conjectures.

Lecteur, restons encore un instant à la première phrase du livre. Vous avez bien perçu une répétition « incruste, sur impressionne »? Deux verbes qui ne disent pas tout à fait la même chose, différence et répétition, mais effeuillent la présence d’un objet pour en faire le tour. La varité, les variations topologiques et les variantes des écritures de Lacan, ce dont fait cas ce livre, s’entrelacent avec une écriture qui en elle-même se prête au montage de la lalangue pulsionnelle et sa « triebulation» (p. 79).  Le recours à des œuvres littéraires, références philosophiques, tableaux de peintres, rêves, témoignages de fragments de cure, sont autant d’échafaudages possibles à l’abord des trous, bords, passages, coupures et raboutages qu’offre le tressage du nœud borroméen comme support aux dynamiques subjectives.

« Le corps des lettres », avons-nous lu encore ! Les trois dimensions distinctes mais ayant la même consistance (propriété d’équivalence) laissent apparaitre des zones de porosité et des espaces d’entre dès lors que le nœud borroméen est mis à plat. C’est à interroger le réel que ce texte nous mène : la chose freudienne comme rébus, l’ombilic du rêve, le réel de lalangue qui se jouit, l’achose. Mais, un point insiste. La corde du réel n’a pas plus d’autonomie qu’en avait celle « du primat du symbolique » des années 50. Chaque consistance borroméen ne a la propriété de traverser les autres, d’être mordue par elles. Elles sont nouées.

Quelques repères. Le parcours historique et théorique qui est proposé dans cette étude se construit à partir d’un lieu, la ville éternelle de Rome. À trois reprises (1953, 1967 et 1974), Lacan se déplaçant, expérimente ses entités du symbolique de l’imaginaire et du réel. Les énoncés de ces conférences sont mis en résonnances avec ceux des séminaires et autres textes de Lacan qui leur sont contemporains. On situe l’introduction du nœud borroméen dans le séminaire à la date du 9 février 1972 (…Ou pire). Le 15 janvier 1974 (Les non-dupes errent) est la prise inaugurale du non-rapport sexuel dans le nœud borroméen, conséquence du principe qu’il n’y a pas de rapport sexuel dit, antérieurement. Puis vint cette fameuse séance du 9 janvier 1979 (La topologie et le temps), où tombe la sidérante déclaration de Lacan : « La métaphore du nœud borroméen, à l’état le plus simple, est impropre. C’est un abus de métaphore parce qu’en réalité, il n’y a pas de choses qui supportent l’imaginaire, le symbolique et le réel. Qu’il n’y ait pas de rapport sexuel, c’est ce qui est l’essentiel de ce que j’énonce[2]. » (p. 220) Les nœuds ne désertent pas pour autant le séminaire de Lacan. Dans le fragment de l’épopée « Troisième, triple ou trois… », une hypothèse subtile[3] attend le lecteur à partir de la relecture de la « La troisième » : « Il me semble, donc, que la mise à plat de cette topologie borroméen ne va dans le sens d’un réel posé comme trois, voire triple, et non comme troisième. S’il n’est plus localisé circonscrit dans un nouage, mais détaché, isolé, alors, il devient catastrophique et tombe dans le hors sens.» (p. 216). Constat est fait que l’écriture lacanienne, aux formalisations mathématiques, algébriques, fonctionnelles et topologiques n’a guère bénéficié de l’abord quantique de la physique qui aurait pu peut-être éclairer davantage ce réel où nous nous cognons.

Un des points fort du livre est d’interroger les rapports du réel avec le symbolique. La célèbre phrase de Lacan « Ce qui n’a pas été symbolisé revient dans le réel sous forme hallucinatoire » est rapportée aux phénomènes dits « psychosomatiques » affectant le réel du corps. La « langue d’organe », dont les « paroles gelées » de Rabelais et les « larmes rentrées » de Fritz Zorn sont des métaphores possibles, a une puissance de chaos ne laissant plus aucun souffle à un intervalle du sujet qui pourtant par ailleurs parle et rêve: « Ce qui n’a pas été symbolisé (identification sexuée, inscription dans une filiation, culpabilité…) et revient dans le “réel” sous forme d’hallucination, ne recoupe pas forcément ce qui fait retour comme perforation du corps quand la radiation d’un recours à l’ordre symbolique s’inscrit comme le désordre d’irradiations corporelles. » (p. 145). Le corps est littéralement perforé par la puissance du réel, réseau de cicatrices liées entre elles. Un Autre que le sujet, inexistant, joue sa partie sur le corps de quelqu’un.

En 2019, Claude Mercier dans un souci de diagrammatiser le nœud borroméen écrit : « Si je le recopie, je le fige dans mes notes, celui-ci devient une figure, mais si demain, où plutôt la semaine prochaine je mets une flèche, ou un pointillé, je réveille alors le nœud par une tendre caresse, réveillant ainsi la virtualité du nœud borroméen. Le diagramme organise un nouveau type de réalité[4]. » Jean-Louis Sous éveille le paradigme R.S.I., par une caresse d’écriture. Il le fait trembler, serre la zone de recouvrement partiel des plages que bordent les ronds de ficelle à la façon d’Étant donné de Marcel Duchamp. Comme une écriture zoom. L’écriture d’un rapport sexuel (frotti-frotta)et/ou d’un non-rapport, objet élu par Lacan et serré dans le nœud borroméen, reste problématique et n’a pas pu se boucler. La question, titre d’un ouvrage de Jean Allouch, Pourquoi y a-t-il de l’excitation sexuelle plutôt que rien[5] ? est transposée : « Oui, décidément, l’énigme insiste, demeure : pourquoi y a-t-il des trous plutôt que rien ? » (p. 234) L’inexistence de l’Autre, absence qui vaut trou, est dit par Lacan à travers un néologisme : « troumatisme ». Ce dernier n’est pas le trou des orifices corporels autour desquels tournent les pulsions sexuelles mais le vrai trou. L’inexistence de l’Autre rode toujours sous forme de différents personnages ou mises en scènes dans l’écriture de cette épopée. La préférence du terme de l’incomplétude de l’Autre à celui de l’inexistence de l’Autre se fait entendre et s’inscrit au fil des pages comme une petite différence.

Cette épopée r’si apparait comme un travail critique dans le sens que lui donne Michel Foucault : « la critique, c’est le mouvement par lequel le sujet se donne le droit d’interroger la vérité sur ses effets de pouvoir et le pouvoir sur ses discours de vérité ;la critique, ce sera l’art de l’inservitude volontaire, celui de l’indocilité réfléchie. La critique aurait essentiellement pour fonction le dés assujettissement dans le jeu de ce qu’on pourrait appeler, d’un mot, la politique de la vérité[6]. » Devant un tel mouvement, il est étonnant de rencontrer dans le corps du texte un mot comme « psychosé », certes parfois encadré de guillemets, trace du Lacan psychiatre et reste d’une défunte psychopathologie !

Le paradigme R.S.I. variantes et tribulations vient poser deux questions contemporaines. La première est dans le livre : « Il s’ensuit qu’il s’agira de savoir si les études gays et lesbiennes, les queers studies, les théories du genre (dans les nouveaux dispositifs d’alliance proposés) ont affecté le paradigme R.S.I., soit en entraînant sa remise en cause, soit en le rendant caduc. » (p. 11). La seconde se formule ainsi : les deux analytiques du sexe proposées par Jean Allouch viennent-elles bousculer le paradigme R.S.I. ou pas ? Les doutes et interrogations de Jean-Louis Sous ouvrent le chantier. C’est dans ce sens qu’une discussion ouverte est en cours de préparation à l’École lacanienne de psychanalyse. Le temps de lire et relire ce livre…

Viviane Dubol, membre de l’École lacanienne de psychanalyse, exerce la psychanalyse à Paris.


[1] Jacques Lacan, « La troisième », Congrès de l’École freudienne de Paris, 1 novembre 1974, « Pas-tout Lacan », site de l’École lacanienne de psychanalyse :  https://ecole-lacanienne.net/wp-content/uploads/2016/04/1974-11-01.pdf.

[2] Jacques Lacan, La topologie et le temps, 9 janvier 1979, site de l’École lacanienne de psychanalyse, rubrique « Pas-tout Lacan ».

[3] Ce point de savoir si le réel est le trois est également discuté par Jean Allouch à la page 102 de L’Autre sexe, Paris, Epel, 2016.  

[4] Claude Mercier, En un éclair La troisième proposition d’octobre de Jacques Lacan, Paris, Cahier de l’Unebévue, 2019, p. 95.

[5] Jean Allouch, Pourquoi y a-t-il de l’excitation sexuelle plutôt que rien ?, Paris Epel, 2017 et « Postface 2021 L’altérité littérale », Lettre pour lettre Transcrire, traduire, translitérer, Paris, Epel, 2021, p. 363 – 419. Dans ces deux ouvragesest développée la récente distinction des deux analytiques du sexe.

[6]Michel Foucault, Qu’est-ce que la critique ? suivi de La culture de soi, Paris, Vrin, 2022, p. 39.

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