Danielle Eleb rassemble dans cet ouvrage huit entretiens qu’elle mena entre 1980 et 1984 avec des psychanalystes dont certains étaient aussi philosophes, psychologues ou épistémologues, avec des philosophes et avec un ethnologue (O. Manonni, F. Dolto, É. Jalley, S. Kofman, M. Godelier, V. Jankélévitch, D. Lecourt et J. Rancière); s’y ajoute un entretien plus récent avec C. Melman. Philosophe engagée, D. Eleb réalisa la plupart de ces entretiens pour le journal Révolution, hebdomadaire théorique du Parti Communiste Français, en les articulant autour de la question du sujet en philosophie, psychanalyse et politique. Outre les personnalités éminentes qui sont interrogées, on y croise les noms de grands intellectuels de l’époque qui, faut-il le rappeler, fut celle d’une formidable émulation dans le champ des sciences humaines :Canguilhem, Deleuze, Guattari, Lyotard, Foucault, Derrida, Barthes, Levinas, Bourdieu ou encore Althusser pour n’en citer que quelques-uns.Il me paraît courageux et salutaire d’évoquer leurs travaux à un moment où la French Theory est l’objet d’une vaste critique idéologique en France [1].Le livre de D. Eleb est un témoignage précieux de ce que la psychanalyse doit au lien étroit qu’elle entretient avec d’autres disciplines : il est la condition de son ouverture et de sa vitalité.
Il est frappant que des entretiens réalisés il y a 40 ans traitent de sujets qui sont d’une grande actualité et suscitent toujours moult controverses, par exemple la bisexualité, la domination masculine, la place prise par les conceptions comportementalistes/les neurosciences/la causalité biologique, la différence entre psychothérapie et psychanalyse, ou encore la question des institutions/groupes analytiques. Cette actualité est aussi celle de la virulente critique adressée à l’époque à la psychanalyse « lacanienne » et aujourd’hui à la psychanalyse dans sa globalité, comme corpus théorique et comme praxis. Énoncer ces différents thèmes suffit à faire entendre leur portée éminemment politique.
Il m’est impossible de commenter chaque entretien vu la diversité, la complexité et la richesse des questions qu’ils soulèvent. Je partirai de l’entretien avec M. Godelier qui témoigne de comment cet ethnologue de terrain – ses recherches portèrent sur les modalités de domination masculine dans la société Baruya de Nouvelle-Guinée – fut transformé dans sa réflexion théorique par sa rencontre avec le mouvement féministe (marxiste) américain. Elle l’amena à questionner « sa propre pratique de domination », à accepter qu’il s’était trompé sur certains points et à créer au CNRS à des programmes de recherche sur les femmes. Résolument ancré dans cette remarquable position de chercheur il découvrit que « l’intervention des femmes dans le champ théorique modifie un certain rapport au savoir » (p69) et put s’autoriser à se laisser questionner dans« un dialogue qui ne signifie pas l’égalité mais bien l’altérité […], qui pense l’autre comme une distance infinie » (p56-7).
Cette dimension de l’Autre nous concerne au premier chef comme analystes puisqu’elle est au cœur de notre praxis. À l’instar de M. Godelier, il est indispensable que les analystes se laissent questionner par leurs collègues – surtout lorsqu’ils pensent différemment – mais aussi par des penseurs extérieurs à leur champ, se laissent altérer par l’altérité et restent avant tout des chercheurs puisque pour eux la question compte plus que la réponse[2]. Même si l’on sait que la garantie dont O. Mannoni parle est très relative, écoutons-le lorsqu’il affirme que « les groupes organisés en fonction de fictions différentes constituent une garantie de vérité » (p10). Dans tous les groupes, l’endogamie est mortifère et la parole de l’autre nous est indispensable pour questionner nos présupposés. L’analyste pas plus que quiconque ne peut se prévaloir d’un savoir parfaitement objectif parce que l’observateur est toujours inclus dans ce qu’il observe. É. Jalley écrit à ce propos que « dans chaque science il y a un noyau rationnel et des composantes idéologiques » (p48) et M. Godelier que « le subjectif fait partie du mouvement objectif des choses » (p72).
Le fait que nous pensions le sujet en référence à la structure ne veut pas dire que les fictions (p24) sur lesquelles nous nous appuyons pour modéliser l’inconscient sont immuables. La structure dont il s’agit est celle du langage et les signifiants inconscients qui déterminent le sujet s’articulent nécessairement au discours de la cité, au politique[3]. La numérisation du monde – que certains associent à l’avènement d’une nouvelle civilisation[4]ou même à une crise de l’humanisation[5] – ne sera pas sans effet sur le rapport au langage et dès lors sur la constitution subjective. Pour O. Mannoni « ce qui empêche d’accéder à la vérité ce n’est pas tant l’ignorance que ce que l’on sait déjà parce que si on a des idées sur quelque chose, on a du mal à les transformer en d’autres idées » (p22). Il revient aux analystes de relever ce défi pour être à même de penser le sujet dans le monde qui vient[6].Plaidons pour qu’ils ne se laissent pas trop enfermer dans leurs conceptualisations, toutes éclairantes qu’elles soient.
Concernant le rapport à l’altérité, F. Dolto nous dit que « ce sont tout de même les marginaux qui assument leurs contradictions, et en font quelque chose de créatif pour le groupe, qui sont les vrais humains » (p36), et C. Melman nous invite à « cesser de revendiquer ce qui serait la loi et le bonheur de tous, en respectant ceux (celles) qui ne relèvent pas de cet univers et ne sont pas pourtant des étrangers, qui sont Autre » (p78). Deux propositions qui devraient trouver un écho particulier à une époque qui ne reconnaît plus le génie de la folie, délaisse les migrants, réhabilite la pureté de l’identité et tolère– voire encourage – une organisation sociale marquée par les rapports de domination et les discriminations[7].Contre lesquelles les groupes d’analystes ne sont bien sûr pas immunisés.
Les entretiens menés par D. Eleb font la part belle au jeu des contradictions, à la dialectisation des points de vue en se départissent de tout recours à des oppositions manichéennes et simplificatrices. Ceci contraste avec le constat qu’aujourd’hui la possibilité du débat, du vrai dialogue semble de plus en plus compromise. Chacun est sans cesse invité à choisir son camp et comme le formule M. Gauchet[8], l’obscurantisme critique tend trop souvent à prévaloir sur l’exercice d’une critique raisonnée et le registre de l’affect sur celui de la réflexion. La massification de la communication digitale – en particulier la connexion de plus en plus généralisée aux réseaux sociaux – joue de toute évidence un rôle déterminant dans cette évolution en organisant de façon délibérée le regroupement d’individus agrégés de façon endogamique autour de croyances inentamées. Avec l’affaiblissement des grands récits religieux, mythologiques et idéologiques (nous ne sommes plus au début des années ’80 !), elles fonctionnent comme des objets positivé saffranchis[9] de tout Nom-du-Père et directement branchés sur le pulsionnel ; mises au service de la jouissance de l’individu, elles ne sont plus à même d’organiser le collectif. Cette question est d’importance pour la psychanalyse puisque la croyance est le premier temps de l’installation du transfert[10].
Parce que le métalangage numérique (l’Arithmos) est a-sémantqiue[11] il ne peut être qu’a-politique et l’on voit bien l’atonie démocratique qui en résulte. C. Melman rappelle que si pour Lacan « L’inconscient c’est la politique » (p78), cela ne veut certainement pas dire que l’analyste doit prendre position publiquement pour s’adresser à ses concitoyens(p79) ou s’engager politiquement au nom de la psychanalyse[12].Quel contour peut alors avoir l’engagement de l’analyste dans sa portée politique ? La lecture de ce livre invite à répondre qu’il consiste pour l’analyste à faire accueil par son acte à la parole du sujet que la prescription néolibérale à la jouissance sans limite ne met pas à l’abri des tourments, du Réel. Et à faire accueil à l’altérité la plus radicale, la sienne comme celle de l’autre qui de nos jours est souvent incarnée par les plus précarisés, les exclus de la mondialisation que sont les pauvres et les migrants[13].
Comme le rappelle D. Eleb en introduction (p9) la psychanalyse est une praxis et à ce titre, c’est dans la clinique qu’elle est engagée. Elle ajoute que sa transmission « s’est toujours effectuée par l’écriture ». Le livre stimulant qu’elle publie en porte témoignage.
Marc Estenne
Médecin, psychanalyste, membre de l’Association Freudienne de Belgique (AFB) et de l’Association Lacanienne Internationale (ALI). Professeur émérite à l’Université Libre de Bruxelles.
[1] Cette critique porte entre autres sur le fait qu’elle serait à l’origine de l’islamo-gauchisme, de la cancel culture et de que ce qu’on appelle erronément le wokisme (on peut lire à ce propos Les mots qui fâchent, livre d’A. Policar, N. Mayer et P. Corcuff publié en avril 2022 aux Éditions de l’Aube). Aux yeux de beaucoup de chercheurs (dont F. Cusset qui est un des meilleurs connaisseurs de la French Theory et notre collègue E. Roudinesco) cette critique est infondée.
[2] C’est la distinction que fait Lacan dans le séminaire L’angoisse (p 274) entre la position de l’enseignant et celle du professeur.
[3] Voir à ce sujet le travail de S. Lucbert sur la langue du capitalisme néolibéral (qu’elle écrit LCN en référence à la LTI de V. Klemperer).
[4] Hunyadi M. Condition de l’homme numérique. Revue Philosophique de Louvain, vol. 116, n°3, 2019.
[5] Lebrun JP. Un immonde sans limite : 25 ans après Un monde sans limite. Érès, Toulouse. 2020.
[6] À titre d’exemple on peut citer C. Melman qui dans une de ses conférences Le corps sur le divan disait : « Il n’y a aucune raison pour que la charge intellectuelle, affective et morale attachée à l’identité sexuelle dure et ait même de l’intérêt, appelle un investissement². Cela suggère qu’à terme le régime de la différence sexuelle, à entendre comme le lieu d’expression de la perte qu’opère la prise dans le langage, pourrait ne plus être l’axe qui vectorise notre épistémologie. Question reprise par R. Chemama dans l’article L’inconscient, est-ce toujours le sexuel ? In : La psychanalyse refoule-t-elle le politique ?,Érès, Toulouse, 2019, pp 123-128.
[7]Ou crée des nouvelles discriminations comme celle engendrée par la fracture numérique.
[8]Selon la formule de M. Gauchet dans Dénoncer n’est pas comprendre, Books, septembre 2019, p10.
[9]Roth T. Les affranchis. Addictions et clinique contemporaine. Érès, Toulouse, 2020.
[10]Estenne, M. Croire dans l’entre-deux. In : La Revue Lacanienne n°23. Qu’est-ce que vous croyez ? Érès, Toulouse, 2022.
[11] Intervention de P. Beckouche à la journée sur le numérique organisée par l’AFB à Bruxelles le 12 septembre 2020.
[12]Chemama R. L’analyste doit-il « prendre parti »? In : La psychanalyse refoule-t-elle le politique ?,Érès, Toulouse, 2019, pp 49-54.
[13]Une journée d’étude de l’AFB intitulée « Les sujets de l’exil, chez nous » a été consacrée le 12 mars 2022 à cette clinique. Les actes en seront publiés dans un prochain Bulletin Freudien. Je renvoie aussi au remarquable travail de JJ. Tyszler et I. Pirone sur les questions de l’exil.