Monique Lauret, (Sous la direction de) | L’éthique, inconscient, et questions contemporaines

L’Harmattan, Lien social et psychanalyse, 2022

Article rédigé par : Sebastien Firpi

Sous la direction de Monique Lauret, et les contributions de : Jacques Cabassut, Sophy Camacho, Brigitte Dollé-Monglond, Dany-Robert Dufour, Marc Lantier, Monique Lauret, Joseph Rouzel, Marie-Jean Sauret, Michel Vaquié.

Nous prendrons le soin de citer tous ces auteurs dont les propos apparaîtront en italique. L’ouvrage est à lire dans son ensemble pour y attraper la spécificité des voix de chacun. Nous tentons de les tisser ici afin de privilégier un abord collectif et poser en creux la question du « contemporain » du discours analytique.

Les auteurs font référence de manière vivifiante à Freud, Lacan, en passant par Foucault, Badiou, Orwell, Arendt, Benjamin, Anders et bien d’autres, que chaque contributeur rend éclairant via l’analyse de l’actuel du socius.

La question centrale de l’ouvrage peut être posée ainsi :

Comment insuffler/réinsuffler l’éthique du discours analytique et quel peut être son usage subversif dans un contexte actuel où la place de la parole et celle de la considération singulière des sujets se révèlent asphyxiées ?

Placer l’éthique en réflexion et en mouvement continu permet de penser la pratique, mais il ne suffit pas de le dire. L’actualité de la clinique témoigne en quoi les sujets sont autant confrontés que soumis[1] au sein d’un contexte que nous déplierons en synthèse ici. C’est ce que nous avons à notre disposition pour encore témoigner de la vivacité de la psychanalyse. Les bouleversements chaotiques et effractifs du monde[2]où l’altérité et le désir peuvent en être plus qu’heurtés n’est pas sans conséquences. La paranoïa et la perversion deviennent des termes clés à analyser aussi en dehors d’une référence à la structure psychique car ils sont insérés dans le lien social. L’universel s’arrête où le bouc émissaire commence[3], autrement dit, analysons notre propre part de participation au discours que l’on dénonce car c’est là où la question de la responsabilité se rapproche le plus de celle de l’éthique.

La psychanalyse est une réponse possible au malaise dans la culture[4]afin de soutenir le sujet dans sa démarche d’émancipation au temps précis où la thématique identitaire est particulièrement présente dans le social. C’est pour nous un point qui est à lire comme un symptôme. Cette question identitaire est non sans lien avec la demande de réassignation et les débats glissants actuels[5] qui présentent des questions éthiques pour lesquelles il est urgent de construire une problématique cohérente[6] :le rejet du réel se manifeste par un symbolique écrasé par l’imaginaire[7].

Sortir du fétichisme et de la nostalgie c’est répondre de notre présence[8], celle notamment de l’analyste en tant qu’au service d’un discours qui conditionne sa pratique. Être concerné là où l’éthique débouche dans une politique[9], c’est être attentif à la réalité de l’organisation de l’ordre social avec laquelle à faire tout analyste en tant que citoyen. Maintenir en tension le sujet du social et le sujet de l’inconscient en recentrant ce qu’ils ont en commun, c’est reconsidérer les parlêtres assujettis au langage.

Le territoire de l’éthique circonscris ici peut se situer comme un lieu inaccessible à l’homme, à la fois intime et étranger. Il présente les figures de la mort, au sens d’un inconnu radical, et ne se manifeste que par des voix intérieures[10].Le champ lacanien, celui de la jouissance, met tout le temps en dialectique la vie et la mort en tant qu’intrinsèquement liés. La mort reste une fin en soi, la seule chose dont nous sommes sûrs, et permet-elle en son paradoxe le plus profond, le plus essentiel mais aussi le plus vital, de tenir sur la vie. Reste à évaluer ce qu’il en est de la manière dont elle est considérée aujourd’hui, et comment justement cela ne peut pas ne pas influencer la vie. Une des nombreuses questions relevées par les évènements récents politiques et sociaux dits de « crise », dénote une coupure de l’altérité[11]dans le rapport à la vie et à la mort, une transformation qui décèle une atteinte majeure du symbolique[12]. Cette démystification de la mort évoque un véritable refoulement qui engendre un déni qui fait qu’on ne trouve plus ni le temps, ni l’espace pour l’intégrer.[13]Une toute puissance scientifique à l’égard du progrès suscite une démesure et l’illusion d’un perfectionnement infini. Ce mythe ultime révèle l’hubris technique et scientiste contemporain. Ce savoir total est l’envers du non-savoir que permet la psychanalyse enseignante de sa traversée. Le savoir est fait d’articulations signifiantes[14]et révèle les limites de la science et son réel. Le sujet en tant que sujet du signifiant[15] est le même sujet que le sujet du lien social, même si selon Lacan nous avons à nous y intéresser autrement.

L’éthique, au bout du compte, reste une position subjective qui trouve son plein accomplissement dans le retour qu’elle produit dans la communauté des hommes[16]. Elle suppose une exigence qui ne se voile pas. L’éthique de la science ne peut elle, à terme, que révéler ses copulations avec le monde économique-aujourd’hui capitaliste – et leurs effets sur le social et ses sujets. L’éthique scientifique originellement est un témoin modeste de la nature et de son réel ineffable, or, la servitude du discours de la science au discours capitaliste propose un discours qui prône la soumission de la nature et son exploitation.[17]La déviance est de corriger ce qui est vécu comme une erreur de la nature[18], fondamentalement, sans preuve. Ce monde contemporain asservit l’individu à un temps chronologique linéaire, au service de la technique et de la production[19].La place de plus en plus prégnante de la machine dans le monde social et la dématérialisation de la présence des corps, ne sont pas sans résonner avec le sentiment de solitude vécu collectivement quant à l’agora laissée vide au concernement de l’autre. L’éthique psychanalytique exige sans doute de garder comme boussole la différenciation entre la jouissance du sens commun et celle du champ analytique. Les points de persévérance apportés par la théorie et le parcours analytique, même s’il elle n’en n’a pas le monopole, éclairent le passage nécessaire par l’impossible en tant que tel, c’est-à-dire le point de fin qui décomplète toute idéologie et permet une élasticité créatrice : une modification des amarres du parlêtre pour bouleverser le sens préétabli de la petite histoire du sujet.

Une question essentielle apparaît alors : la politique tiendra-t-elle compte ou non du sujet ? Lui rendra-t-elle la main ou se substituera-t-elle aux déterminations qui le délivreraient de sa responsabilité ?[20] Nous observons en effet ce désinvestissement de la parole au profit de l’image, de la symbolisation au profit de l’imaginaire[21]qui rabat la puissance des mots à un discours creux qui tourne en rond.

Le collectif d’auteurs soutient ici par l’écrit à prendre position quant au courage d’un discours éclairé[22] que la rencontre dans la clinique du quotidien – notamment auprès des fous et des adolescents – permet d’acter. La place laissée à l’impossible en tant que réel ne doit pas coincer le sens d’une analyse du monde inerte. Nombre de sujets savent nous enseigner « à ciel ouvert »l’actualité sociale et politique d’un monde qui les transperce, une vérité qu’ils nous font savoir rien qu’à la façon dont ils manœuvrent leur paranoïa commune au singulier pour supporter d’entrer dans le délire collectif. La place aujourd’hui que ces sujets évoquent par la question du sexe et du corps est significative de la crise narcissique et identificatoire[23]: l’identification spéculaire qui soutenait son être dans le regard et la voix de l’Autre est maintenant à se réapproprier[24].

Cette réappropriation passe par la critique des signifiants clés du moment contemporain (cotempus) et la question : en quel temps vivons-nous ? Le temps à prendre et à laisser pour désirer c’est savoir différer la satisfaction d’un besoin pour qu’il y ait la possibilité au désir de se constituer.[25]Ce serait alors à partir du discours analytique – sans avoir à nous prononcer autrement que comme citoyen – d’acter par l’intelligence collective la restauration de la fonction d’autorité que le néolibéralisme a confisqué au profit du pouvoir qui le sert.[26] Imposer un changement via la question de l’acte, c’est inventer des espaces où le sujet puisse donner sa voix pour se manifester[27] à l’endroit où il s’agit de maintenir vive la tension entre sujet et société. Les slogans injonctifs d’accès au bonheur – tel qu’un tout est possible– n’obligent en rien les sujets à s’en servir sans s’en passer. Sans doute aurons-nous à réfléchir aux capacités de servitudes singulières et collectives afin de mesurer les espaces encore possibles d’actes subversifs à venir[28].

La prolétarisation actuelle des sujets du social[29] passe parles nouvelles manifestations symptomatologiques, notamment lesdites « transformations de l’identité » pour des sujets non encore nés à eux-mêmes[30] où se pose une question imaginaire qui prédomine, où le réel se laisse voiler par les effets de vérité du scientisme, cousin hybride du capitalisme. Le prolétaire étant le sujet qui dit la vérité du capitalisme[31], il témoigne qu’il n’a « nul discours pour faire lien social ». Est-ce alors au psychanalyste et à l’écho du discours analytique dans la cité qu’échoit le traitement des effets issus du trouble des identités vers une forme de restauration logique,[32] laquelle pouvant se poser ainsi : le rapport sexuel ne peut s’écrire mais ne cesse pas de ne pas s’écrire. Par cet impossible extensible, il s’agit de soutenir la singularité de toute demande de transformation subjective en prenant appui sur un « non-dupe » au discours dominant[33]. Il y a un récit à réinscrire pour donner une visée émancipatrice possible et contrer l’élan de catastrophisme qui enferme la pensée en l’avenir, et encore une fois, cela passe par le réinvestissement du temps présent pour reconsidérer le symptôme social et subjectif. Le symptôme interpelle et dit quelque chose du refoulement. Et le désir va de pair avec le refoulement[34] tel que nous l’apprend Freud. Il fait retour par Lacan comme quelque chose « qui ne va pas dans le réel ». C’est ce qui est significatif de l’actuel d’une civilisation qui, nous le savons, s’avère nécessaire à analyser : le symptôme parle la même langue dans tous les pays.[35] Habiter ou réhabiter humainement le monde, c’est ne pas laisser dériver de manière perverse notre rapport au monde[36] pour ouvrir un possible pour la suite.

L’invention de la psychanalyse appartient à la position hystérique du sujet qui demande une analyse, et toute la modestie à resituer pour notre champ est : là où le symptôme social est, doit le symptôme singulier advenir.[37] Les manifestations symptomatiques contemporaines, les transformations et le déplacement des questions identitaires évoquent en premier lieu le nécessaire retour à la considération émancipatrice au cas par cas.

Cet ouvrage propose l’incontournable réflexion de l’actuel du malheur dans la civilisation et suscite l’engagement dans la cité, notre participation en tant que sujet du monde. Nous pouvons réinscrire nos choix tels des œuvres d’art visant des réinventions collectives, pas sans réinvention subjectives, tel des « ouvriers poètes »[38] sur le seuil de fabriques nouvelles.

Le psychanalyste est-il alors un sinthome possible qui lie les sujets entre eux pour (re) susciter un accès au lien social ? Maintenir cette question permet sans doute de (re) donner du souffle au discours analytique en tant que passage à une révolution subjective. Le discours analytique fait circuler la ronde discursive qui soutient le lien social en contrant toute domination, il en passe par la parole, l’écrit, et fait re-tour par ce qu’imprime l’acte du dire.

Continuandum

Sebastien Firpi

Psychanalyste, psychologue clinicien hospitalier, docteur en psychopathologie clinique et psychanalyse, superviseur, formateur en travail social, militant associatif. Membre de l’@psychanalyse et auteur de plusieurs articles et contributions d’ouvrages.


[1]Ibid., p.11.

[2]Ibid., p.13.

[3] Ibid., p.14.

[4]Ibid., p.15.

[5]Ibid., pp.82-84.

[6]Ibid., p.84.

[7]Ibid. p.17.

[8]Ibid., p.21.

[9]Ibid., p.23.

[10]Ibid., p.33.

[11]Ibid., p.86.

[12]Ibid., p.87.

[13]Ibid., pp.96-97.

[14]Ibid., p.132.

[15]Ibid., p.134.

[16]Ibid., p.45.

[17]Ibid., p.146.

[18]Ibid., p.149.

[19]Ibid., p.49.

[20]Ibid., p.74.

[21]Ibid., p.128.

[22]Ibid., p.128.

[23]Ibid., p.118.

[24]Ibid., p.119.

[25]Ibid., p.152.

[26]Ibid., p.77.

[27]Ibid., p.41.

[28]Pourrions-nous le proposer en tant que touchant à l’acte II de l’ouvrage/colloque concerné.

[29]Ibid., p.50.

[30]Ibid., p.54.

[31]Ibid., p.67.

[32]Ibid. p.114-115.

[33]Ibid., p.116.

[34]Ibid., p.59.

[35]Ibid.

[36]Ibid., p.62.

[37]Ibid., p.69.

[38] Proposons là la conjonction d’une expressionqui nous inspire en jouant la rencontre entre Jacques Rancière et Charles Silvestre.

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