L’Invité : mardi 9 juin 2009

Françoise Davoine pour son livre "Don Quichotte, pour combattre la mélancolie" Editions Stock Présentation Serge Sabinus


Françoise Davoine

 

Guérir la mélancolie de tous les temps, de tous les hommes. L’histoire individuelle se tisse des trous et des blessures de l’histoire du monde et, sans n’en rien savoir, en souffre à la folie. Le trou où sombre l’homme mélancolique est un trou de mémoire. Si l’on se donne la peine de suivre F.DAVOINE dans son ouvrage – «DON QUICHOTTE, POUR COMBATTRE LA MELANCOLIE» – on y entendra que c’est folie affligée que Cervantès soigne – «combat» nous dit FRANCOISE DAVOINE. Cervantès et ses souvenirs de Lepante, la main arrachée par un carreau d’arquebuse (si l’on en croit son biographe, c’est pour échapper à une condamnation de justice que Cervantès s’est engagé dans la Navale, condamnation à avoir la main tranchée !).

 

 

 


Serge Sabinus

 

 

 

 

 

Cervantès et ses souvenirs du bagne d’Alger, ses évasions manquées l’approchant toujours plus près de l’anéantissement dans les déchirures du corps, Cervantès au pli de l’histoire du monde dans ces jours terribles où Dieu concentrait son courroux sur Al Andalous désignant du doigt à Isabelle et Philippe ceux qu’ils devaient proscrire du Paradis, les Juifs et les Maures. Si l’on a fait l’hypothèse d’un Cervantès marrane, on lira dans DON QUICHOTTE –entre les mots – des critiques acérées autant que désespérées à l’encontre de l’expulsion des derniers Maures de Ricote. Mais la censure veille et l’ingénieux Cervantès, dans le fil de cette extraordinaire histoire de Livres devenus vivants – les livres et héros de la Chevalerie – invente DON QUICHOTTE (« une gaillarde histoire, manchote et estropiée », écrit Cervantès.) comme celui qui noue à la langue castillane les écritures arabes et ses noms, ses lectures, ses découvertes, ses traducteurs… Dans son travail continu, connu, d’exploration de la folie et des traumatismes où la mort œuvre, FRANCOISE DAVOINE a été appelée par DON QUICHOTTE et son livre en rend magnifiquement compte : « …mon idée [est] d’explorer la force thérapeutique du roman. Entre Don Quichotte et Sancho Pança, se déroule en effet une véritable psychanalyse des traumas, au décours de laquelle Don Quichotte devient même psychanalyste du fou de la Sierra Morena, et finit par permettre à son père, Cervantès, d’inscrire l’épopée de ses guerres et de son esclavage à Alger », et,plus loin : « Cervantès, avec son Don Quichotte, lui a donc permis de sortir de l’enfer et d’écrire à son tour un livre à même de tirer le lecteur de la fascination des aires de mort » (p14/15).
Il y a donc un fou, un mélancolique, un écrivain à la triste figure (Cervantès mourut pauvre, abandonné, anonyme) qui cherche à se soigner, à comprendre par l’écriture d’une fiction comique l’insensé de sa vie. Je dirai que Cervantès s’acharne à « d’écrire » avec un « d’ » pour souligner ce puissant travail du négatif à l’œuvre dans l’œuvre ; « d’écrire » donc c’est-à-dire retirer à ce qui est inscrit, gravé dans l’épaisseur du corps et de l’âme, son nerf de silence à l‘aide des mots imprimés. Cette mémoire traumatique (que j’appelai tout à l’heure trou de mémoire) FRANCOISE DAVOINE l’explore de nouveau ici dans un nouage qui emporte le lecteur d’un épisode à l’autre du Quichotte. Pour donner à l’analyste de la folie quelques repères, plutôt que de recourir aux concepts déjà forgés par nos maîtres, FRANCOISE DAVOINE se laisse enseigner par Don Quichotte, analyste sans le savoir aux prises avec les enjeux de la parole et du trauma. Sa rencontre avec le personnage de Cardenio me servira de modèle : Cardenio, hirsute, affamé, hurlant, véritable for-sené (débouté du sens) se précipite sur Don Quichotte. C’est un fou, éperdu d’amour, victime de traîtrise et de l’abandon amoureux avec « des mots qui pourrissent dans l’estomac de ne pouvoir se dire ». Il s’adresse à Don Quichotte « on ne choisit pas la bouche qui dit : »j’ai mal à l’âme » » et Don Quichotte, notre analyste débutant lui ouvre le champ de la parole. « L’histoire rapporte que Don Quichotte mettait la plus grande attention à écouter l’infortuné chevalier de la Montagne » (cad Cardenio, aussi appelé, en miroir à Don Quichotte le « déguenillé à la Triste figure »). Il lui propose de s’allonger…dans l’herbe et acquiesce lorsque Cardenio lui fait promettre « de ne pas l’interrompre par aucune question, ni de quelques manières ».
Mais voilà « la mémoire traumatique » et la cure standard ne font pas bon ménage : « La mémoire traumatique, omniprésente, n’a rien à voir avec celle qui est déjà inscrite dans l’inconscient, comme refoulement. D’emblée, il est rendu patent que la libre association et l’écoute bienveillante n’ont pas ici pour but l’émergence du refoulé. Au contraire, il s’agit d’empêcher le retour de traumas qui ne sont que trop là dans un présent immobile. » (p 227) Et puis Don Quichotte est débordé au moment où le « transfert quichottesque  se met à bouillir ». Interpellé par le récit de son patient en plein transfert psychotique – quixotic- il perd patience et ne peut s’empêcher – en rompant sa promesse, sa parole, de faire échouer la cure… mais je vous laisse le soin de lire la suite dans le QUICHOTTE, et dans le livre de FRANCOISE DAVOINE.
J’insiste sur ce point parce qu’il me semble qu’il fonde votre travail : Freud nous a appris que le seul traumatique c’est le sexuel – d’ailleurs produisant lui aussi ses effets dans le temps second de l’après coup – voilà ce qui constitue l’inconscient. Or pour vous FRANCOISE DAVOINE, « l’inconscient ne relève pas ici du refoulement, mais du retranchement ». Alors qu’est ce que l’analyse –freudienne – de la folie ?          Ce qui force l’adhésion du lecteur, c’est votre liberté : liberté de pensée, liberté de croire à la vérité du fou, liberté de rendre au fou l’accès à l’histoire (il y a quelques pages remarquables sur cette question toute simple adressée au délirant « mais enfin que vous est-il arrivé ? »), liberté dans l’écriture, le style où l’humour provoque le savoir, où le rire des aventures du Chevalier à la Triste figure rythme la gravité légère de votre enquête découvrant dans les noires années de la guerre le secret de vos souvenirs d’enfant.
Voilà l’occasion d’interroger : N’y a-t-il pas au cœur du désir d’écrire le vœu – au sens du Wunsch freudien – de s’éloigner, une bonne fois pour toute, de ce que vous appelez « la fascination des aires de mort » ? Ce vœu, cette poussée à l’écriture, Faulkner l’appelait « the most splendid failure », le plus merveilleux échec. Et si Faulkner – comme quelques autres – n’ont pas renoncé à l’échec qui fait sans cesse revenir à l’écriture, livre après livre, échec après échec, Cervantés, lui, est homme d’un seul et unique roman. Le Roman comme on dit le Livre. 20 années se sont écoulées entre ses premiers « essais » ponctués par l’échec de la Galatée qui stagne dans la dépression, la mort, le suspend, l’impossible à se reconnaître dans une continuité (relisons avec FRANCOISE DAVOINE  quelques lignes de la Galatée : 

«Où suis-je ?, d’où viens-je ? Et que fais-je ?
Maintenant j’adore ma mort,
Suis-je encore celui que je fus ?
Qui j’étais ? qui je suis, le sais-je ?
Je ne m’entends pas à m’entendre
Ne me serais-je pas perdu ?
Je me vois au présent mourir.
Si étrange est mon agonie…
O plume, langue, volonté,
Puissiez-vous gagner sa confiance.» (p140).

Vingt  années donc avant que, au plus sombre d’une prison sévillane, Cervantés invente Don Quichotte. FRANCOISE DAVOINE soutient freudiennement que le trauma – au sens analytique – se déploie dans une temporalité spécifique : « Comme dans toute analyse de folie et de traumas, l’original d’une première inscription est toujours perdu. Il est retrouvé par hasard, dans un deuxième temps, que scande le trauma second. Reste, à titre de première trace, une première partie tronquée qui met en branle l’appareil du transfert, et sert éventuellement de mèche d’allumage aux passages à l’acte. » (p119). On le sait j’imagine, cette construction est exactement celle du DON QUICHOTTE ! FRANCOISE DAVOINE nous dit que cette duègne centenaire qu’est la psychanalyse « malgré qu’elle en ait, démontre encore une belle vitalité ». Et pourtant, à regarder autour de nous comment le lien social brisé, mâché par l’ultralibéralisme, creuse autour d’elle une enceinte stérile (au nom de la science reine, au nom du Bien public réduit aux biens de consommation)  lui assurant une dit-solution finale, on se prend à questionner, mais alors quelle vitalité ?! A moins que, précisément, l’écriture de SA mélancolie (à elle, la psychanalyse) puisse la relancer au risque de s’y perdre. FRANCOISE DAVOINE a le courage (voilà un vrai terme analytique) de s’y risquer, comme Cervantès, ou plutôt comme Don Quichotte.
Oui, DON QUICHOTTE est un livre admirable mais d’une immense difficulté à lire ; trop facile quand il est réduit à une suite de péripéties dignes d’un mauvais manga, trop long et englué de digressions indigestes hors d’âge, plus folles que drôles parce que hallucinées, répétitives, dans un dérèglement lassant des identités  et un recours toujours plus incroyable à la raison des enchantements. Mais avec l’éclairage vif que nous propose FRANCOISE DAVOINE, on reconnaît dans ces difficultés de lecture les traces propres de la mélancolie, la marque des traumas et les questions qui assaillent tout analyste aux prises avec la folie.
DON QUICHOTTE, inventé par son père, Cervantès, (en réalité Cervantès se nomme « parâtre », ce qui nous vaut quelques leçons sur le nom du père dans sa fonction de nomination digne d’un séminaire du Maître), Don Quichotte donc ne peut aller seul sur les champs de guerre de sa propre folie (« combattre » dit FRANCOISE DAVOINE) ; sortir de sa chambre caveau, s’arracher de ses livres où il est aliéné (et dont aucun autodafé ne peut le libérer) implique la présence de l’autre, quitte à le fabriquer ! Si Cervantès, en charge de sa mélancolie, invente son Chevalier de la Mancha, son hidalgo (hijo de algo) « venu d’un endroit dont je ne veux pas me souvenir du nom », Don Quichotte, lui, fait trotter à son coté, à son flanc, son double inversé, son autre transfiguré dans le personnage de Pança : »Retenons au moins l’un des principes, repérés dès L’Iliade. Pour la survie psychique, un thérapon est nécessaire, comme l’appelle Homère, un second au combat à qui il est vital de parler. Patrocle pour Achille, et pour Don Quichotte Sancho Pança » (p18).
Combattre la mélancolie, c’est aussi s’inventer (invenio= trouver) une adresse à sa folie, et Don Quichotte la nomme Dulcinée. Et voilà l’appareil quichottesque stabilisé, prêt à l’emploi sur les chemins des folles rencontres… Combattre la mélancolie, c’est oser contre les moulins à vent et les évidences du bon sens, oser porter la question « qui est fou ? » au cœur du roman, au cœur du livre de FRANCOISE DAVOINE. Qui est fou ? Est-ce Don Quichotte, plat à barbe en guise de casque d’or, ou Pança, risible, ridicule, quand sur chaque plaie vive de son Maître il applique mécaniquement, médicalement le baume du bon sens et du proverbe populaire . Qui est fou alors ? La noblesse, la Police de l’Inquisition, les Livres, les femmes, le pouvoir politique qui, dans ce grand mouvement de haine sacrée, retranche volontairement de son propre corps les membres vifs qui l’animent ? Sûr ! Fallait il que Cervantès soit bien fou pour s’avancer sur les brisées naissantes de l’humanisme d’Erasme (Eloge de la Folie) alors qu’autour de lui bruissait encore les cris et les larmes de la Grande Expulsion…
Peut être, pour lancer FRANCOISE DAVOINE sur les pas de notre ingénieux Mélancolique et recevoir à notre tour du long et maigre hidalgo quelques leçons de psychanalyse, je mettrai en avant une question à la Sancho Pança : « La psychose est enfer ou purgatoire ? Est ce qu’on en sort ou pas ? « Aussi l’inconscient fait-il lapsusser Sancho du côté de l’espérance. « Celui qui est en enfer jamais n’en sort ni ne peut en sortir, en enfer, nulla est retentio » dit-il, au lieu de redemptio. Ici s’énonce encore sous une autre forme, la définition performative de l’analyse de la folie. En folie, nulla est retentio, au lieu de poser une structure ou une maladie dont on ne peut sortir, une issue est toujours possible. « Je vous tirerai, Monsieur, de ce purgatoire qui parait un enfer et pourtant ne l’est pas puisqu’il y a quelque espérance d’en sortir ». Dont acte. » (p258)

Serge Sabinus


Phillippe Bucké

 

 

 

 

 

 

 

 


Helene Kourganoff

 

 

 

 

 

 

 

 


Francis Cohen

 

 

 

 

 

 

 

 

   

Laisser un commentaire

Your email address will not be published.