L’Invité : mardi 8 juin 2004

Françoise WILDER pour son livre "Un provocant abandon" Editions Desclée de Brouwer Présentation par Patrick Belamich

 

 

 

 

 

Une femme et un homme sont nus, ils se font face.
Lui est agenouillé devant elle, à ses pieds, il entoure sa taille avec son bras.
Elle est debout, les yeux fermés, sa tête penchée sur le côté cherche appui sur la tête de l’homme. Son bras gauche, pend le long du dos de celui-ci.
Les genoux légèrement pliés, ses jambes vont bientôt se dérober. Sa volonté semble lui échapper, elle vacille, l’ensemble de son corps va basculer, elle va chuter, s’écrouler.
Cependant, au moment de s’abandonner totalement à lui, son bras droit et sa main se replient venant couvrir ses seins comme pour venir marquer une réserve à la bascule de son corps.
Par ce mouvement bien réel, elle semble s’opposer à la chute annoncée rendant l’abandon incomplet ou désignant par là même ce qui en serait un reste.

Il s’agit, et vous l’aurez peut-être reconnue, de la célèbre sculpture de Camille Claudel  » L’Abandon « qui met en scène Sakuntala accueillant son mari Nirvanha au retour d’une si longue absence, d’une si longue attente forcément idéalisée.
Il m’a semblé que cette œuvre de Camille Claudel pouvait offrir un résumé saisissant de ce qui est visé dans le livre de Françoise Wilder (FW).
La question amenée par l’auteur serait alors : que faire de cette réserve, de ce reste, que faire de ce qui échappe à l’abandon par une femme, aussi complet soit-il en apparence, dans le sexe ou dans l’amour de Dieu ?

De quoi s’agit-il ? De quoi est fait ce livre ?
Tout d’abord il faut noter que c’est un premier livre.
C’est un livre sur un livre.
C’est un livre sur le livre de Catherine Millet (CM) qui dit la vérité sur : » la vie sexuelle de Catherine M  » où d’emblée s’établit une distinction entre Catherine Millet et Catherine M.
Ce livre est fait également de plusieurs entretiens entre FW et CM.
C’est donc un livre de lectrice, concernant les livres, Jean-Luc Godard, qui a vraiment le sens des formules, disait récemment dans une interview :
 » J’aime beaucoup les livres en tant qu’objet, on peut en mettre dans sa poche. Et si le livre est bon, c’est lui qui vous met dans sa poche. « 
Les livres ont une présence physique dans ce livre, on les sent, on les touche, la bibliothèque de FW est toujours là, à portée de main.
Mais, sans doute, n’y a-t-il que des livres de lecteurs, comme il n’y a que des peintures et des sculptures, d’amateurs de peinture et de sculpture. Comment interpréter autrement l’art qu’en plaçant chaque créateur dans un écho à d’autres créateurs, l’inscrivant dans une transmission.
Pour quelqu’un comme Francis Bacon sa peinture ne pouvait se soutenir et bien au-delà de toute interprétation, disait-il, que parce qu’avant lui avait existé un peintre comme Vélasquez.

FW n’avait pas prévu de lire l’ouvrage de CM. 
D’ailleurs elle ne lisait que des auteurs morts depuis un certain temps.
Il y a chez elle, toute une conception de la lecture ;
· il s’agit de lire d’ailleurs.
· Un livre laisse son lecteur seul,
· lire s’est s’abandonner et abandonner
· qu’on me dé-livre de cette personne que nous appelons moi.
· Lire c’est vivre doublement.
· Lire c’est se livrer au livre.
· Dans la lecture il y a un dessaisissement.

Dés le début, dès la présentation dans ce qui l’a conduit à écrire ce livre, FW nous plonge dans le vif du sujet, et nous verrons comment cette question sur la lecture et peut-être bien aussi sur l’écriture, rejoint directement ce qui me paraît comme un fil de son propos concernant CM.
Ce livre est un livre de psychanalyste car il part du témoignage d’une expérience, témoignage rare, factuel, les faits rien que les faits sans aucune psychologie, témoignage dépositaire peut-être pour FW d’un savoir inconscient sur la constitution du sujet. Psychanalyse appliquée ou impliqué comme l’avance J.Nassif dans un ouvrage récent.
C’est un livre de psychanalyste, car on y trouve également tout du long, plusieurs incises cliniques émanant directement de sa pratique.

Un mot le caractérise, c’est le mot abîme et vous pouvez l’écrire avec tous les i et tous les y que vous voulez.

Abyme avec un y car c’est un livre sur un livre.
Et donc également, abîme avec un i car nous sommes plongés dans l’abîme de la sexualité où immanquablement on s’abîme, et dans l’abîme de l’énigme du féminin.
C’est avec ce mot qu’elle attrape C.M et c’est peut-être à partir de ce mot que se produit entre elles une rencontre.

Très curieusement ce mot abîme se trouve dans le titre du livre d’une psychanalyste présenté au Salon d’Oedipe et sorti à peu près à la même époque que  » la vie sexuelle de Catherine M  » il s’agit de  » Abîmes Ordinaires  » de Catherine Millot.
La chose est d’autant plus troublante qu’il m’est arrivé, ainsi qu’à d’autres, de faire cette confusion entre Catherine Millet et Catherine Millot.
C’est une histoire de lettre.
Mais le trouble ne s’arrête pas là.
Dans son ouvrage où il est question du féminin, Catherine Millot parle de son admiration pour Maître Eckart mystique allemand du Moyen Age.

Or il se trouve que pour FW, sa lecture de CM a été précédée par d’autres lectures puisque pour elle, je cite page 148 :  » Prendre la mesure de son peu de savoir et s’en tenir à l’intuition que l’on a eue :
est-il possible de poser à la vie sexuelle la question de son  » désintéressement « 
la même qui fut portée à l’incandescence concernant l’amour divin ?  »

Pour FW, la lecture de CM a été précédée par la lecture de Madame Guyon, Jeanne Guyon de la Motte, mystique du XVIIe° siècle embastillée pour ses écrits et pour sa pratique du Quiétisme et soutenue par Fénelon. Il y a effectivement chez Madame Guyon (JG) un dessaisissement dans sa foi, un oubli de tout y compris peut-être de Dieu, d’où le caractère subversif de cette foi : » vous n’êtes plus à vous « dit-elle, » Votre fond est en vérité renoncement à soi-même, détachement de soi, etc. « 
Dans ses écrits, souligne FW, le corps défie le discursif, l’écriture est un exercice d’exténuation où JG parle à l’Autre.
Pour CM, l’écriture existe par rapport à un public, un éditeur, les médias et ne commence qu’une fois certaines pratiques abandonnées. Comme pour JG il y a chez CM une forme d’abandon, d’énergie de l’abandon, dans les expériences qu’elle relate.

Une forme d’inertie active, une docilité par soumission, une disponibilité et non par masochisme mais par indifférence à l’usage fait du corps, par lissage comme elle dit.
Une application au neutre est recherchée par un désistement de tout ce qui se fait se veut au nom de soi. CM est dans une disponibilité sans idéal. Sans imaginaire ?
 » On  » l’a désignée, elle occupe cette place.

Tout comme FW lectrice CM et JG se défont d’une part imaginaire de leur moi
pour ensuite rencontrer l’écriture.

Dans le fond, c’est peut-être là qu’apparaît le côté provocant de l’abandon, car plus qu’un abandon au livre, au sexe, ou à Dieu, c’est un abandon de soi.
Il y aurait une traversée de l’imaginaire, ou du fantasme, mais, s’agit-il du fantasme d’un autre ou CM se construit-elle ainsi un fantasme, qui mènerait à l’écriture, seul moyen de rendre compte du réel côtoyé : » A mesure qu’on s’approche du réel, on perd la parole « 
propos de Paul Valéry rapporté par FW.
Et, comme disait Georges Brassens,  » que le bon maître me le pardonne « , on perd la parole, mais on peut y gagner l’écriture.

 » Dire la vérité de tout cela « , comme dans la cure c’est la vérité qui est visée, la vérité et non le secret. Expression employée par CM et que FW souligne à plusieurs reprises, vérité qui n’est possible que par l’écriture, en tant qu’inscription, sans doute pour faire du refoulement et gagner une subjectivité. Sans doute également qu’ici la parole est insuffisante.
CM est passée par la psychanalyse. L’écrit en serait-il un produit ?
A ce propos, il est remarquable que pour un psychanalyste, qu’il en ait ou pas le goût, à un moment ou à un autre se pose la question d’écriture.

Si comme le rappelle l’auteur, le fantasme est inconscient, et que, selon Lacan, il est structuré comme un langage de façon bien plus étroite encore que tout le reste de l’inconscient, alors pour FW le scandale n’est pas le sexe dans tous ses excès. Le vrai scandale est  » dans le langage habité… Par l’acte de manquer, par quoi le corps se manque lui-même ». Question du corps, ou mise en jeu d’un corps pulsionnel.

Le vrai scandale est également avec quoi ces mots sont écrits, mots qui, d’ailleurs, deviennent ceux de FW, comme dans une sorte de contamination par l’écriture ;
On en arrive à cette équation : la fellation produit du sperme qui se transforme en encre.
Les références répétées au séminaire de Lacan sur l’angoisse, mettent en exergue la relation entre l’objet a et de l’écriture et d’une façon générale entre le corps en tant qu’objet partiel et l’écriture.
CM entretient un rapport particulier au regard, à l’objet scopique ; FW lui en fait d’ailleurs la remarque et puis n’oublions pas qu’elle est avant tout critique d’art contemporain ce qui est repris à la fin de l’ouvrage.
Un rapport est établi entre le style d’écriture, soutenu et actif, avec des verbes d’action et la manière dont CM mène sa vie sexuelle.
Ce livre est le premier livre de FW et pour le moment le seul.
Qui y a t il dans l’expérience de CM qui a pu pousser FW à écrire à partir des écrits de cette ex-périence ?
Pourquoi le livre de Jean-Louis Baudry cité à plusieurs reprises
n’a pas provoqué chez elle, cette même poussée ?

Pour l’auteur, CM interroge ce que Freud appela le continent noir de la féminité.
Plusieurs remarques à ce sujet.

Pour elle, pour C M, en tant que femme et contrairement à l’idée répandue il y a une dissociation entre l’amour et le sexe, pour autant elle n’a pas un comportement masculin.
Il est vrai également que CM est une  » figure féminine rare et peu utilisable idéologiquement « , en total décalage vis-à-vis d’un certain féminisme.
Elle n’a pas de revendication. Elle est femme car on lui dit qu’elle l’est, une femme du côté des hommes comme elle se définit.
Il y a dans son désir une ouverture vers un pourquoi pas, dans lequel il est possible peut-être de reconnaître une définition lacanienne du désir, c’est-à-dire ; le désir c’est le désir de l’autre, le désir c’est du désir de désir.

A propos de pourquoi pas ? , le commandant Charcot, le fils du grand Charcot qui était explorateur naviguait sur un bateau baptisé le  » Pourquoi pas ? « 
Y aurait-il eu une transmission de l’hystérie au père, puis du père au fils ?

L’auteur interroge également différents aspects de la sexualité ou la sexualité dans ses différences. Comme elle le remarque fort justement, si la psychanalyse a contribué à sa prise en compte, elle se trouve dépassée. Il se produit depuis quelque temps de drôles de retours.
La question de la pédophilie en est un exemple.
Quoi qu’il en soit il y a, une érotologie de la psychanalyse qui interroge la différence dans la sexualité. Et ce n’est pas un passage par l’étude des  » gay and lesbian studies  » qui la fera renoncer aux formules de la sexuation lacaniennes.

La dernière partie du livre est passionnante, et pourrait à elle seule faire l’objet d’un long commentaire.
Je veux parler de la question de la performance. Ce mot est soufflé à FW par Guy Le Gaufey. Dans le succès même de son livre CM retrouve à la fois affection et reconnaissance qu’elle recherchait dans sa vie sexuelle. Quelque chose la fait vivre sur un autre mode, ce qu’elle a pu vivre dans ses expériences érotiques, c’est-à-dire cette parfaite disponibilité, dit-elle.
Le projet de son livre était-il présent, en devenir, dans sa vie sexuelle ?
Ce qui fait dire à FW : Avoir vécu ces choses et en écrire fait performance.
La performance est à la fois accomplie et en train de s’accomplir.
C’est une action menée complètement. Il y a à la fois la dimension de la performance sportive, physique et surtout performance au sens de l’art contemporain.
D’où cette référence à Marcel Duchamp :  » c’est le spectateur qui fait l’œuvre  » qui, d’ailleurs préconisait de faire de sa vie une œuvre d’art.
Que réalise CM au travers de sa performance et que j’ai essayé de décrire trop rapidement ?
Si, en vérité, quelque chose d’un corps parvient à exister et prend une certaine consistance, que vient indiquer cette performance ?
Alors, pourrait-on avancer à partir de ce livre que créer c’est se créer, se créer par l’expérience de l’écriture ?

Patrick Belamich

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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