Florent Gabarron-Garcia | Histoire populaire de la psychanalyse

La Fabrique Editions, 2021

Article rédigé par : Vladimir Pinheiro Safatle

Reprendre le fil de l’histoire

On pourrait commencer en se demandant pourquoi un livre comme celui-ci, dont le besoin impérieux se faisait sentir depuis si longtemps, a mis autant de temps à paraître. L’Histoire populaire de la psychanalyse, de Florent Gabarron-Garcia, cherche à retrouver une histoire recouverte et marquée par un double silence, un silence qui vient de deux fronts. D’abord, il vient de l’histoire officielle de la psychanalyse elle-même, qui cherche à tout prix à éliminer son versant populaire et politiquement engagé. Ce versant populaire insistera sur les relations profondes entre aliénation mentale et aliénation sociale, ainsi que sur le besoin de mobiliser les puissances de transformation socio-économique de la vie à l’intérieur de la clinique.

L’élimination de ce versant a une raison claire. Depuis le début, la psychanalyse a été le terrain privilégié d’une lutte des classes. Dans le champ analytique nous rencontrons à la fois le rêve bourgeois d’une adaptation sociale à l’ordre socio-économique sans symptômes, sans inhibitions et sans angoisses, ainsi que la rébellion populaire contre les formes d’oppression et de sujétion qui passent par le sexe, par le corps, qui font du Moi un système de cicatrices qui exprime la violence des processus de socialisation et d’individuation. Cette lutte des classes traverse toute l’histoire de la psychanalyse et c’est pour la récupérer qu’il faut écrire une histoire populaire de la psychanalyse.

En ce sens, le livre de Gabarron-Garcia rappelle qu’il y a une histoire de la psychanalyse qui commence avec les policliniques  créées dans les années vingt et impulsées par Freud. Il s’agissait de sortir la psychanalyse d’une pratique de cabinet destinée aux seules classes aisées. Ce désir de Freud s’inscrit, comme le livre le montre clairement, dans la compréhension des potentialités historiques des transformations survenues dans la Vienne Rouge et dans les expériences communistes propres à des pays comme la Hongrie (le premier pays où la psychanalyse est entrée à l’université) et en URSS, où Vera Schmidt développera un projet pionnier entre psychanalyse et pédagogie des enfants.

Une telle histoire aura l’un de ses moments les plus emblématiques dans le freudo-marxisme de Wilhelm Reich. Traitée par l’histoire officielle de la psychanalyse comme une figure caricaturale et folle, les réflexions raffinées de Reich sur la psychologie du fascisme, sur la jonction entre misère sociale et sexuelle, sur la révolution effective comme révolution sexuelle sont replacées dans leur propre contexte. Ainsi, nous voyons comment elles faisaient partie d’un mouvement qui a commencé avec la lutte des féministes soviétiques pour la réinvention des relations de genre et des relations affectives. Car il ne peut y avoir de révolution sociale sans révolution des corps, sans la remise en cause de leurs liens naturels et de leurs dynamiques d’assujettissement.

Histoire populaire de la psychanalyse a aussi le mérite de retrouver la radicalité de l’expérience de la psychanalyse argentine, avec le groupe Plataforma et sa figure la plus emblématique, Maria Langer. Ce secteur de la psychanalyse latino-américaine, généralement négligé dans le reste du monde,  est pourtant la cause de la vitalité de la psychanalyse sur le continent et ce qui explique l’intérêt dont elle jouit au-delà des secteurs restreints du monde académique. Depuis plus de quarante ans, la psychanalyse latino-américaine a lutté pour descendre dans la rue, dans les périphéries, pour travailler dans les hôpitaux publics.

Mais il y a encore une deuxième raison qui rend compte de ce silence autour de cette histoire populaire et elle vient malheureusement de ceux qui pourraient effectivement bénéficier de l’émergence de ces luttes. Car ces dernières années, diverses strates des secteurs de luttes sociales contre les dynamiques d’assujettissement libidinal et affectif dans les sociétés capitalistes ont compris la psychanalyse comme un ennemi à vaincre, comme un représentant du caractère plus disciplinaire et adaptatif de nos sociétés. En cela, ils étaient poussés par les positions réactionnaires des groupes hégémoniques dans l’univers psychanalytique. Gabarron-Garcia commence son livre par un véritable festival de capitulation conservatrice qui ravage la psychanalyse. Les exemples choisis sont tous français, mais pourraient facilement être transposables à d’autres pays.

Contre cela, l’Histoire populaire de la psychanalyse rappellera la matrice profondément psychanalytique qui guidera certaines des expériences institutionnelles les plus transformatrices que nous connaissions dans la seconde moitié du XXe siècle, à savoir la séquence Saint Alban-La borde et la polyclinique de Heidelberg organisée par le SPK (Collectif Socialiste de Patients). A cette occasion, on voit comment la psychothérapie institutionnelle loin d’être une pratique analytique à la marge ou isolée s’inscrit au contraire dans le tableau général de la psychanalyse impliquée et dans son histoire. De même, l’expérience allemande est incompréhensible sans une vision de l’économie libidinale de la société capitaliste dont les racines se trouvent dans le freudo-marxisme des années 1920.

Ainsi, un livre comme celui présenté par Gabarron-Garcia est avant tout une invitation. C’est une invitation à une véritable archéologie de la psychanalyse qui tienne compte de son histoire concrète de luttes, et pas seulement de la répétition de ses textes. C’est aussi une invitation à de nouvelles formes d’alliance entre ceux qui ressentent dans leur propre corps le poids de l’assujettissement psychique qui a toujours été le moteur de l’aliénation capitaliste.

Vladimir Pinheiro Safatle

Professeur de philosophie à l’Université de Sao Paulo pointe la fin de l’État dans le plus grand pays d’Amérique du Sud.

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