Simone Korff-Sausse | Dire l’indicible

Rencontre avec des patients pas comme les autres.

Éditions érès, 2021

Si Donald Meltzer dans son livre sur L’appréhension de la Beauté[1] regrette la frilosité des analystes à parler de leurs propres transferts et émotions au cours de leur pratique, le livre de Simone Korff- Sausse en est un magnifique contre exemple et c’est un plaisir rare de lire et de découvrir la trajectoire d’une psychanalyste qui parle en son nom propre avec une simplicité, une profondeur et une authenticité désarmantes. Elle n’a pourtant pas choisi le plus facile des chemins en travaillant sur le handicap. Mais ce sera là qu’elle trouvera son champ d’action et de réflexion le plus adéquat pour elle, le plus fécond sur un plan théorique, clinique et esthétique. Et ce champ d’action la conduira de l’institution au cabinet et à l’université, ainsi qu’à de nombreux colloques en France et à l’étranger.

Tout au long de ce petit « livre rouge » de la collection Théma/Psy, l’auteure retrace son parcours en évoquant des cas cliniques particulièrement éclairants sur sa façon d’aborder l’enfant handicapé. Et tout en se référant à ses nombreux articles et ouvrages ainsi qu’à ceux d’autres collègues théoriciens du handicap, elle nous livre une sorte de profession de foi.

L’engagement thérapeutique auprès des plus démunis et la volonté de redonner voix à ceux qui ont du mal à dire, parce que dans l’impossibilité de parler, à ceux que l’on a donc du mal à entendre et à comprendre, est la source vive de son activité de thérapie analytique, en partant du principe fondamental que “Tout être humain, aussi démuni soit-il, a quelque chose à dire de sa position subjective dans le monde », qu’il est possible de l’entendre, de l’entendre « dire l’indicible » ou de tenter de le dire avec lui.

Être à l’écoute de la vie psychique du patient handicapé, avoir foi dans l’émergence de sa subjectivité et dans l’évolution de sa production orale et plastique est le deuxième principe qui sous-tend le travail analytique que Simone Korff Sausse a entrepris avec ces patients lourdement handicapés.

Les correspondances entre la créativité de ces patients-là et la production artistique des peintres ouvrent un champ de résonance dans lequel les deux domaines s’éclairent mutuellement et permettent de comprendre les enjeux de leur subjectivité et de leur présence au monde. Retrouver les traces des expériences traumatiques précoces, voire prénatales, dans la clinique et les œuvres d’art, offre un matériau précieux pour sonder les origines de la créativité et retracer le trajet accompli par chacun des sujets.

L’art et les processus créatifs à l’œuvre ont depuis toujours passionné Simone Korff-Sausse. Dans l’après-coup de ses choix, si elle se demande pourquoi elle n’a pas opté pour le métier d’artiste, ce sera pour mieux réaffirmer son désir d’analyste. Elle ne renoncera pas pour autant à son vif intérêt pour l’art qu’elle mettra alors au service de sa compréhension des productions des enfants qu’elle reçoit.

Il est particulièrement fascinant dans ce témoignage à la fois professionnel et personnel, de suivre avec précision les apports mutuels de l’art et de la psychanalyse en partant soit du cas clinique d’un enfant soit de la démarche d’un artiste comme Henri Moore, Chaissac et bien d’autres.

C’est dans les couloirs de Sainte Anne en mai 68 que Simone Korff-Sausse est confrontée pour la première fois à la psychose. Elle défendra l’idée que le psychotique n’est pas que psychotique et que la notion de structure est bien aléatoire, « le psychisme humain n’étant pas fait d’une pièce… ».

Depuis cette époque, elle a appris à ne plus avoir peur de rentrer dans l’univers familier du patient mais au contraire, plus tard à la lumière des écrits théoriques de W.R. Bion en particulier, d’accueillir le partage tant culturel qu’émotionnel avec ses patients, en développant sa « capacité à tolérer l’inconnu ».

Dans les années 70, dans le premier CAMPS [2]où elle intervient la rencontre avec « Arthur, l’enfant qui m’a tout appris » est décisive pour sa compréhension du comportement de l’enfant handicapé en thérapie, de sa croissance psychique et du bien fondé de « l’expérience émotionnelle partagée », selon les propres mots de W.R.Bion.

Simone Korff-Sausse a à cœur de combattre les idées préconçues et de mettre à mal les apriori. Cette position critique lui permet de mieux saisir les intentions à l’œuvre dans les productions de l’enfant et de l’artiste, de les interpréter dans le sens de la quête et de l’étonnement devant l’émergence de traces mnésiques, en particulier celles d’une vie antérieure prénatale et des premiers face à face à la fois magiques et énigmatiques du bébé et de sa mère.

La clinique de l’enfant handicapé lui ouvre le vaste champ « des cliniques de l’extrême » qui malgré leur hétérogénéité ont comme point commun de questionner les limites de l’analysable, du pensable, du symbolisable et « dire l’indicible » en est le défi nécessaire. Ce passage d’une clinique à une autre devient la source d’une pensée innovante sur le monde contemporain, où priment les intérêts pour l’altérité, la transversalité, l’étrangeté, le concept de créolisation cher à Édouard Glissant, la multiplicité des identités et leur complémentarité.

Dire l’indicible est un livre délicat qui ne livre pas, on s’en doute, de réponses toute faites mais propose des interrogations et des approches sensibles, humaines, voire même politiques et éthiques dans ce renversement des valeurs qui veut que l’insignifiance apparente des choses et des êtres devient un terreau inédit de réflexions riches, multiples et inattendues sur leur complexité.

Monique Zerbib

Psychologue clinicienne, anciennement attachée á l’EPS de Maison Blanche, psychanalyste, membre affilié de la Société de Psychanalyse Freudienne, participant aux associations Oedipe Le Salon et Pandora. Auteure de divers articles sur psychanalyse, art et littérature, coréalisatrice des numéros de la revue Chimères : les Paradoxes du Rêve, Avec Édouard Glissant et Folies en Partage.


[1] [1]D.Meltzer/Williams, L’Appréhension de la Beauté, p.42, Éditions du hublot, Larmor-Plage 2000

[2] Centre d’action médico-social

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