Lacan avait lancé la formule, mystérieuse : « L’inconscient c’est la politique ». Ce trait d’esprit n’est pas facilement compréhensible. Parle-t-il d’une révolution qui ne peut venir que de l’inconscient, ou de ce qui agit inconsciemment dans cette histoire sans fin que se construit l’humanité ? Même si, comme c’est mon cas, on ne se sent aucun goût pour « la politique » et le spectacle qu’elle donne, notre cure nous a forcément contraints à toutes sortes de questions auxquelles nous engage notre désir. Comme le dit très bien Marie-Jean Sauret dans la préface du livre de Guillaume Nemer : « S’appuyer sur la psychanalyse – c’est-à-dire avant tout sur les leçons de la cure – c’est s’intéresser à la façon dont le sujet occupe son habitat langagier, se noue au collectif, et résout le paradoxe d’avoir à y loger ce qui fait sa singularité sans se dissoudre dans la masse d’un tous pareil, et non plus sans faire voler en éclats le lien social sur le roc singulier (à chacun sa vérité, sa liberté, sa jouissance…) ». Bien plus encore, accepter d’être convoqué comme sujet nous engage par le réel de nos symptômes à participer à la refondation collective des impossibles qui peuvent rendre le monde humain tout simplement vivable. Le livre de Guillaume Nemer apporte sa pierreà cette refondation possible en soulignant ce que la parole telle que l’accouche la psychanalyse apporte de souffle indispensable pour redonner vie à un mot si déprimant, en particulierdans l’usage actuel qui en est fait : la politique. A reprendre vie à la source de l’inconscient, ce mot en devient beaucoup moins déplaisant. Il se prête même comme dans ce livre à des élaborations réjouissantes qui s’appuient sur une filiation de penseurs tout autant libérateurs à leur époque.
Il y a du réel dans le titre de ce 4ème opus de la série des éksodosde Guillaume Nemer : le réel du chemin, d’un chemin, cet exode qui n’est pas exil mais qui est écriture. Chemin de vie et parcours d’écriture se croisent et questionnent une manière de faire avec le symptôme, de faire symptôme autrement. Avec son précédent éksodos, « Hölderlin le saintom », Guillaume Nemer avait trouvé chez le grand poète une stratégie qui renverse le symptôme, procédant ainsi à une désidentification par le poème qui participe d’une pure nomination. Avec HLM, l’écart entre Hölderlin et Hegel oppose deux conceptions de la politique qui éclairent les impasses actuelles. Guillaume Nemer trouve dans Hölderlinde quoi définir la politique comme l’acte de parole renversant toute attache au discours du Maître, toute aspiration à participer à la jouissance éternelle avec le père. L’État de Hegel continue de son côté à réglementer la jouissance par le droit. Que penser alors de l’héritage hégelien de Lacan ? Guillaume Nemerattire notre attention sur l’influence du jeune Marx chez Lacan et se demande comment celui-ci distingue la politique et l’État politique. Il s’agit en effet de comprendre ce que la subversion du sujet apporte de subversion politique. La conclusion est que « c’est avec Hegel que Lacan arrime le sujet à la structure, mais que c’est avec Marx qu’il entre dans le réel ».
L’enjeu est aussi pour la psychanalyse. Mettre la psychanalyse au chef de la politique comme le fait Lacan en faisant primer le « régime langagier » sur tout autre régime, fait du sujet de la parole le sujet d’une révolution. D’où la question de savoir si la psychanalyse se met bien au service de l’émancipation et de quelle émancipation. C’est là que Guillaume Nemer avance ce qu’il appelle « le moment politique de la cure », trouvaille lumineuse pour définir ce qui est de l’ordre d’une libération et qui signe l’achèvement d’une cure psychanalytique. Tout le livre n’est finalement qu’une réflexion sur ce en quoi peut consister cette libération, et qui va chercher les arguments suffisants chez Hegel, Hölderlin, Marx, Lacan, qui côtoient Lévinas, Saint-Just, Rancière et beaucoup d’autres. Il permet de donner à penser sur ce qu’est cette liberté et sur ce qu’elle n’est pas. « Chez Hegel, la liberté consacre l’État à qui l’individu productif doit la sienne ». A quoi Lacan rétorque : « le vrai moteur, c’est la liberté de désirer, et c’est une réalité refoulée qui s’y soutient ».
J’ajouterais que cette liberté réside dans les écarts de sens qui rendent la Chose désirable de ne pas être nommable, écarts qui font qu’il y a du sujet. Si le désir court entre les signifiants au lieu de se laisser signifier, c’est pour se déjouer de tout pouvoir, de tout savoir concernant la jouissance. Guillaume Nemer rappelle que s’émanciper veut dire « lâcher la main ». L’émancipation est en effet émancipation sexuelle, qui se soutient d’une coupure, de la castration, d’une différenciation des jouissances. Elle ne fait donc pas bon ménage avec les revendications de jouissance ou d’identité. Tout renoncement à la castration ne peut en effet que générer du Maître. Cela me donne à penser sur les raisons qui poussent les régimes totalitaires à s’attaquer au langage, « jusqu’à l’os » disait Orwell dans 1984. Le totalitarisme est-il jaloux du symptôme, cet os qui fait penser (Lacan), ce réel dont le sujet se soutient, pour vouloir ainsi l’arracher au sujet, pour que le sujet ne soit que de pure forme, forme au service de la jouissance du Maître ? Si le sujet se fait représenter par un signifiant auprès d’un autre signifiant, c’est pour produire du vide, de la pure négativité qui s’oppose au plein du totalitarisme. Guillaume Nemer écrit : « C’est justement ce langage qui fait l’émancipation et défaut dans le rapport politique quand celui-ci veut la domination, c’est-à-dire la lutte de pouvoir d’organiser la jouissance. De l’émancipation à la démocratie, il n’y a qu’un pas, mais il s’agit dans les deux cas d’un pas qui lâche la main du Père-État ».
Le travail de Guillaume Nemer nous aide à mieux comprendre la formule de Lacan : « L’inconscient c’est la politique ». Il n’y a qu’à considérer comme il le fait que chacun n’est qu’un déporté, un exilé de son être, pour s’apercevoir de ce qui relie l’inconscient et la politique. C’est le hors-discours, le manque-à-nommer, qui nous rappelle à notre manque-à-être et à notre manque-à-jouir, mais qui nous donne ce droit à la parole que le discours du Maître veut administrer. C’est ce que Guillaume Nemer appelle « la part de dèmos propre à chaque sujet quand il parle ». Il permet d’envisager l’assertion de Lacan comme permettant d’aller plus loin que de s’en tenir à une simple critique du discours capitaliste. Non seulement cette critique renforce le discours capitaliste lui-même mais surtout elle en oublie qu’il n’existe pas de capitalisme en dehors du capitalisme d’État. Le pas que permet la psychanalyse est le même que celui de la démocratie : il s’agit de rencontrer l’altérité à partir du manque, du manque mis en commun, par ce qui gîte de libération dans l’entre-deux de la parole, dans « l’espace-qui-est-entre-les-hommes » dont parlait Hannah Arendt.
Stéphane Fourrier, psychanalyste et pédopsychiatre.