CE QUE DE MICHEL BOUSSEYROUX, J’AI APPRIS.
Psychanalyse, temps zéro.
Michel Bousseyroux n’est pas un bavard, c’est plutôt un taiseux. Pourtant, quand il l’ouvre il ne mâche pas ses mots, afin que leur réson ne nous échappe pas, ou tout au moins, pour que nous n’en sortions pas indemnes. Aussi quand nous ouvrons ce nouveau livre, nous tendons l’oreille : d’où parle- t-il, maintenant ? Où nous conduit-il cette fois encore ?
Il s’agit, comme souvent pour ses publications, d’un recueil d’interventions proférées ici et là : il nous manquera ici la voix et le ton impayable de Bousseyroux qui ne retient pas le corps pour que les mots touchent le bon entendeur. Sans la voix, mais pas sans le Dire qui porte ce passeur obstiné, « par l’efficace de son écriture graphique [1]» à soutenir l’étourdit, celui qui est toujours en moins, en trop, dans la comptabilité, incompatible avec les mots dits.
Bousseyroux, passeur de Lacan, encore ? Bousseyroux passeur de la psychanalyse, pas sans le psychanalyste : en acte, silet, comme Beckett et autres « ironistes », il fait silence « pour que la psychanalyse redevienne un acte à venir encore[2] ».
Ostinato, le revoila, il insiste de nouveau pour nous conduire jusqu’au « dernier Lacan », celui qui à la fin, aurait trouvé le bon nœud, celui qui ne s’encombre plus de ses chaînes.
Mais que faut-il à la fin pour en arriver là, de nouveau ? Il faut bien que ça commence, et ça, c’est toujours nouveau : le souffle coupé, puis l’inspiration au début de la psychanalyse, au début de chaque séance, au début de la fin. Ce temps musical de l’anacrouse ouvre la brèche du silence qui soutiendra jusqu’au bout, les enchaînements du bavardage et ses expirations.
« Ça commence par là, l’air et les paroles, par un silence qui décomplète les temps de la mesure « zéro », écrite juste avant de battre la première »[3]
M. Bousseyroux in progress, n’en finit pas de recommencer la psychanalyse, aussi ce livre Un silence pour appui. Anacrouse de l’analyste, trouve bien sa place, dans cette collection «…in progress » des Éditions Nouvelles du Champ lacanien.
Mais commençons par le commencement : au début de ce qui deviendra peut-être une psychanalyse, il y a l’anacrousede l’analyste, « celui dont l’éthique est convertie au silence [4]».
Recueil d’interventions, de prises de parole, où à chaque fois se saisit, se recueille, l’anacrouse de l’analyste. Nous pouvons en saisir le souffle : un appel d’air pour la psychanalyse.
Suivons ces petits cailloux que nous prête Bousseyroux, pour que nous trouvions encore la voie du silence propre auquel se prête l’analyste.
« D’UN DISCOURS SANS PAROLE »[5], annonce, incarne, cette fonction musicale d’anacrousesoutenue au cœur de chacun des neuf chapitres de la série : il s’agit de quelques notes qui ouvrent le champ de ce qui pourrait se dire. Mieux, le chapitre 1 constitue l’âme de cette série, ce autour de quoi elle tourne pendant neuf épisodes, comme autant de moments cruciaux de la psychanalyse « in progress ».
Ce qui annonce l’ouverture d’une analyse, son à venir, c’est la « position de l’inconscient ».L’acte de cette mise en place de l’inconscient revient à l’analyste, il suffirait de presque rien : faire silence au lieu du bavardage analytique.
« LE DÉSIR DE FREUD, LE DÉSIR DE LACAN, LE DÉSIR DE L’ANALYSTE »[6] : trois valeurs donc, pour une fonction « désir ». Même si le désir et l’éthique qui lui est corrélée, n’a pas un sens unique, le désir de l’analysant et celui de l’analyste, dont les vecteurs divergent, ont su faire rebondir la psychanalyse d’un siècle à l’autre. En effet « la passion de la vérité » des débuts a tout de même orienté vers le réel, car porté par son acte au-delà de l’horreur de savoir, l’analyste peut « faire silence » au point que ce « désir de l’analyste » sans sujet donc, dévalorise la jouissance du symptôme.
« L’UNE-BEVUE ET SA MOITIÉ »[7]
L’une-bévue, l’Unbewusst, c’est l’inconscient donc. Double-face, ou double-trou : celui de Freud et celui que Lacan y a déniché jusqu’à pouvoir l’écrire de son trou, le vrai, qui inscrit dans le nœud, « l’opaque de la jouissance du symptôme ». La position de l’inconscient, propre au procédé freudien, change de trou, grâce à Joyce et la lecture de Lacan, mais ici précisément grâce à celle de Michel Bousseyroux qui n’y va pas par quatre chemins, car ici il explique ce « nouvel objectif » que propose au psychanalyste la conclusion post joycienne de 1977 : « l’inconscient est ce savoir qui s’écrit sans le sujet et qui est poème… Le poème est trouvaille, du trou il fait trouvaille » [8]
Quoi de neuf donc pour cet « Inconscient poème » que nous explique M. Bousseyroux, quelle interprétation qui porte des effets de réveil, de sursaut, de saut ? Comment l’analyste peut-il inter- prêter sa partie pour qu’il y ait psychanalyse ? Il prête son silence, ce n’est pas rien, mais il ose et propose une interprétation poétique, celle qui fait des vagues dans le sens, au point de le bouleverser : sens dessus-dessous, celui qui dévalorise la jouissance qui lui était attaché, enchaînée.
L’EN-GAGE D’UNE ANALYSE, LE VENTABLACK ET LE PARI[9]
Et voici la 4° perle qui trouve ici la bonne place sur le fil du dire de M. Bousseyroux et nous retient jusqu’au bord du trou noir de la passe. D’un Autre à l’autre, comment dire cette traversée de l’analyse qui seule « rende sensible l’absence de l’objet [10]», puisque pas-tout le monde n’est d’abord, à la hauteur du trou comme ces magiciens du trompe-l’œil : Anisch Kapoor ou Malevitch. Pas de passe d’un Autre à l’autre sans le risque d’un pari, passant le père et le pire pour n’en garder que l’En-Je : perte pure. Pas-sans l’analyste, donc, preste à l’entre prêt de ce qui l’en-gage encore et encore dans staferla.
LA VIA REGIA ET LA REGINA VIARUM DEL’INCONSCIENT[11]
Une analyse passe par bien des chemins, qui ressemblent souventà des labyrinthes où se croisent et s’enchevêtrent les nœuds de sens et de jouis-sens à perte de vue, sans lâcher toutefois la boussole du fantasme. Pourtant, c’est clair, il y a deux voies que Bousseyroux ausculte à l’aune des nœuds. La premièreest la découverte de Freud de la Via regia du rêve qui prouve le réel invraisemblable de l’inconscient, la seconde, la Regina Viarum du symptôme que trouve Lacan en cherchant obstinément l’issue de l’analyse. L’issue est-elle du côté du réveil ? Ou bien s’agit-il enfin d’un éveil au particulier du sinthome, pas tout entier symbolique qui laisse la voie libre au jeu de lalangue ?
DU PARTICULIER AU SINGULIER.[12]
Et le singulier alors ? serait-ce là le nouveau mot de la fin, aux confins de l’analyse ?
Ni Lacan ni Bousseyroux ne nous laissent tranquilles, car voici que les nœuds nous guident vers un nouveau « saut épistémique et éthique [13]»,« un changement de singularité : de l’insondable au traversable[14] » de l’Un au trou. Au bout du nœud donc, on n’a pas l’aise de se rendormir sur la particularité du symptôme. « la passe, c’est la traversée du symptôme[15] » propose M. Bousseyroux. Il s’agit d’éventuellement trouver dans son trou « ce qu’il offre de singulier : un nouvel art de vivre la pulsion?[16] ». Après la traversée du symptôme que devient la pulsion ?
DU TOUT DERNIER LACAN AU TOUT PREMIER [17]
Il y a quatre Lacan, c’est bien connu. Mais c’est du tout dernier, que M. Bousseyroux nous parle depuis le début de la publication de ses recherches appliquées, car c’est de ce Lacan là que lui est venue le vif de la psychanalyse. Ostinato, il ne lâche pas la corde qu’il tort, plie, déplie, et nous explique ainsi la psychanalyse d’aujourd’hui et de demain, celle qui tient au « solde borroméen [18]» qui a permis à Lacan de considérer autrement, l’inconscient, le symptôme, la passe, la fin de l’analyse. S’il nous en démontre ici, une fois de plus, les différents moments, voilà que ce qu’il nous montre, c’est à quel point malgré, où grâce à, toutes les déambulations de l’enseignement de Lacan, ce qui reste pareil, c’est la psychanalyse, telle quele « tout premier Lacan » nous l’annonçait dès le 18 novembre 1953, «Le maître interrompt le silence par n’importe quoi, un sarcasme, un coup de pied. [19]» : Anacrouse de l’analyste !
LE DESSEIN DE LACAN DESSINANT [20]
Le dessein de Lacan était déjà là quand il pose d’emblée, l’axiome initial de tout son enseignement dans sa conférence sur Le symbolique, l’imaginaire et le réel[21]le 8 juillet 1953, au « tout premier Lacan ». Effet du questionnement incessant de sa pratique quotidienne, de persistance et de rencontres, il faudra attendre 20 ans ce tout dernier Lacan pour qu’il se risque au dessin de l’axiome borroméen. Pas-sans le mathématicien et l’artiste, Guilbaud et Rouan, « trouvés »sur son chemin en 1972. Effet de rencontre de ceux qui précèdent l’analyste, il s’autorise à prendre le risque de mettre son enseignement sens dessus dessous,et ainsi trouver « la boussole clinique du symptôme pour s’orienter dans les combinatoires nodales de l’expérience psychanalytique[22]».De la praxis à la poesis, la pratique du dessin permet de produire ce toposdu trou central de l’objet qui ne fait pas sens mais « fait » le nœud et tient les trois ensembles. Il les lie autrement, prouesse du Discours analytique, qui saura lire Autrement. « Lire le trou plutôt que le sens, est ce que vise le psychanalyste [23]». C’est aussi ce que fait le « tour de force » du poème. Il n’y a pas de mot pour le dire, il y a le nœud.
CE QUE DE MAURICE BLANCHOT, J’AI APPRIS [24]
Lire autrement pour enfin écrire autrement c’est ce que M. Bousseyroux a appris de Maurice Blanchot. La leçon de « Celui qui ne m’accompagnait pas[25]» a permis que l’analysant supporte l’analyse : « ce lieu d’un appel d’où l’on ne sort qu’à y répondre de ce qui ne répond pas. [26]».
Trouver dans L’Écriture du désastre[27] cette fulgurance : « Veiller sur le sens absent » a rendu possible la fin du ressassement éternel et la part du silence, point de départ du dire : commencement de l’analyste.
L’anacrouse de l’analyste, prend appui sur le silence du sens, elle est toujours à recommencer- tout comme le borroméen généralisé- c’est le principe de l’acte et du poème.
« L’anacrouse de l’analyste, c’est sa levée… Prenant appui sur ce qui n’est que silence, le petit a, l’acte de l’analyste bat le temps du dire premier qui décomplète l’Un de la séance [28]»
Noli me legere ?
Dominique Touchon Fingermann
Psychanalyste à Nîmes et Sao Paulo. Ecole des Forums du Champ Lacanien, enseignante au Collège de Clinique Psychanalytique du Sud Est, Auteur de « La (dé)formation du psychanalyste » ENCL (2019). A (De)Formação do psicanalista Ed Escuta, 2016) Por causa do Pior ( Ed Illuminuras, 2005) Os Parodoxos da repetição, Org. (Anna Blume, 2014).
[1]Bousseyroux M. Un silence pour appui. Anacrouse de l’analyste, Paris, Éditions Nouvelles du Champ Lacanien p.16
[2]Lacan J.« Introduction de Scilicet, Autres écrits, op. cit., p. 288.
[3]Bousseyroux M. Un silence pour appui. Anacrouse de l’analyste, Paris, Éditions Nouvelles du Champ Lacanien,p.
[4] Lacan J. Remarque sur le rapport de Daniel Lagache, Écrits, Seuil, 1966, Paris p.684
[5]Bousseyroux M. Un silence pour appui. Anacrouse de l’analyste, Paris, Éditions Nouvelles du Champ Lacanien, Chapitre 1, D’un discours sans parole p.11
[6] Idem, Chapitre 2, Le désir de Freud, le désir de Lacan, le désir de l’analyste, p.17
[7] Idem Chapitre 3, L’une-bévue-et sa moitié, p. 27
[8] Ibidem p.32
[9] Idem Chapitre 4, L’en-gage d’une analyse, le Ventablack et le pari p.47
[10] Idem p.61
[11] Idem Chapitre 5, La Via regia et la Regina Viarum de l’inconscient. p.63
[12] Idem Chapitre 6, Du particulier au singulier. Passer par le bon trou ou la traversée du symptôme. p. 77
[13] P.85
[14] P.84
[15] P.86
[16] P.86
[17] Idem Chapitre 7, Du tout dernier Lacan au tout premier p.87
[18] P.89
[19]Lacan J. Le Séminaire Livre I, Seuil,Paris, 1975,p. 7
[20] Idem Chapitre 8, Le dessein de Lacan dessinant. p.113
[21] Lacan J., Des Noms-du-Père, Paris,Seuil, 2005, p.11-63
[22]Idem Chapitre 8, Le dessein de Lacan dessinant. p.114
[23] Ibidem p.117
[24] Idem Chapitre 9, Ce que de Maurice Blanchot, j’ai appris p. 129
[25] Blanchot M. Celui qui ne m’accompagnait pas, Gallimard, Paris, 1993
[26]Idem Chapitre 9, Ce que de Maurice Blanchot, j’ai appris p. 130
[27]Blanchot M. L’Écriture du désastre, Gallimard, Paris, 1980
[28]BousseyrouxChapitre 9, Ce que de Maurice Blanchot, j’ai appris p. 142