Peut-on évoquer un feu d’artifices avec un seul petit tir ?
Car Renoncer au naufrage, de Jean-Michel Hirt, nous laisse étourdis par la multiplicité des références culturelles (littéraires et cinématographiques) qui entrecoupent, soutiennent, étayent sa réflexion psychanalytique sur les naufrages générés par la « maladie humaine ». A la différence de Freud qui, dans Malaise dans la culture, cite des passages littéraires mais sans s’y attarder, pour sonder toujours davantage la nécessité -et les ravages- du renoncement pulsionnel. L’inflexion étant, il est vrai, plus spirituelle et plus renonciatrice dans L’Homme Moise et le monothéisme, référence essentielle de ce livre.
Tout d’abord un mot du titre : Renoncer au naufrage, un brillant paradoxe qui augure des autres : paradoxe ou conflit à l’intérieur même de la notion de renoncement pulsionnel, à la fois résignation et insurrection, lorsqu’il s’agit par exemple de renoncer à la soumission au père, l’auteur nous rappelant à l’occasion l’échec tragique de Ferenczi face à cet impératif et, a contrario, la réussite de Lou Andréas Salomé.
Paradoxe de la figure du naufrage que ces citations de Baudelaire ne sauraient mieux éclairer : Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ? Ou encore : Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau !
Paradoxe d’un endroit et d’un « envers » (terme emprunté à Artaud) à faire tenir ensemble.
Et non seulement le renoncement pulsionnel, pierre angulaire de la réflexion de Jean-Michel Hirt est à la fois inhibition et insurrection mais il est, de plus, l’opération psychique qui permet, en ne renonçant pas au pulsionnel, mais en suspendant sa décharge immédiate pour plus, d’accéder à l’inconnu, l’invisible, le merveilleux (manifeste du Surréalisme), toutes formes de la réalité spirituelle, cette région voilée de la réalité psychique.
En témoigne l’attention porté au corps, remarquable. Les corps, comme l’écrit l’auteur, seuls témoignages des âmes, seuls voies d’accès à elles. Des corps, suivant la ligne freudienne, pourtant fracassés tout autant qu’inspirés par une sexualité, qui en réclamant sa jouissance, les accorde et désaccorde à la langue, qui confronte l’âme à la déraison et la raison. Un corps, comme le dit Jean-Michel Hirt dans Le Témoin des écritures, qui ne renoncera jamais aux excès. Pour tout dire, un corps cher à Georges Bataille, un auteur qu’il fait revivre sous sa plume, fait aujourd’hui très rare, quoi qu’on en pense, chez les psychanalystes. Loin de prôner un amoindrissement libidinal comme l’on pourrait s’y attendre du fait de la place centrale du renoncement, cet essai ambitionne, pour reprendre les termes de son auteur, de montrer comment le jeu des pulsions peut s’opposer à la culture de mort qui nous cerne : colonialisme, racisme, nationalisme, incurie écologique ; y compris celui de la pulsion de mort, puisque reprenant la forte intuition de Ferenczi, approfondie et développée par Nathalie Zaltzman, ce serait la compulsion de répétition, bras armé de la pulsion de mort, et non Eros, qui donnerait au moi, du fait même de la répétition, la possibilité de reprendre à son compte ce qu’il a expulsé hors de lui.
A noter que le chapitre sur Ferenczi permet à Jean-Michel Hirt de poursuivre les avancées théoriques du Socle d’argile sur la question du Pèreou, plus exactement, sur la question des pères freudien et lacanien, et, à partir de sa distinction essentielle entre Père et paternité, d’aboutir à une interrogation sur l’Oedipe aujourd’hui, dans un chapitre au titre évocateur : Oedipe, où es–tu ? Ainsi que de délimiter les trois réalités où nos corps-pensants et parlants se déploient : la réalité matérielle, la réalité psychique et la réalité spirituelle.
Est-il besoin d’insister sur l’importance de la pensée, aiguillonnée par la cruauté, de la pensée et du langage chez celui qui cite, développe, se promène entre autres dans les œuvres de Kafka, Breton, Artaud ou Beckett ? Je préfèrerais, pour laisser au lecteur le plaisir de flâner parmi les œuvres des auteurs précédemment cités, finir cette courte présentation par l’hommage rendu à Guy Rosolato, précurseur selon l’auteur « d’une psychanalyse spirituelle » s’étayant entre autres sur la « relation d’inconnu » et la quête de l’invisible.
Finir sur Guy Rosolato ? Non pas tout à fait. Finir plutôt sur l’espérance du féminin.
Un féminin à l’image de Nadja, l’âme errante de Breton, de Lou Andreas Salomé, la « compreneuse » de Freud ou de Marie Moscovici, des « héroïnes » qui nous entraînent sur le chemin d’une jouissance quasi-mystique, où non contentes de perdre la tête, elles la font perdre, enfin, aux hommes. Et tel Rimbaud qui la revendiquait pour son écriture, elles seules seraient du coté de la voyance ; grâce à leur esprit régressant aisément au temps de la mimésis heureuse entre la chose et l’image ? Ou bien, comme Nadja, par leur capacité à percer le visible ? À l’interpréter ? Mais l’espérance du féminin ne s’arrête pas à la voyance. Il nous faudrait aussi développer la conservation de dispositions originelles où nous ne faisions qu’un avec le monde, si présente chez Lou Andreas Salomé ; ou encore le rêve, souvent déçu mais sans cesse renouvelé de l’affinité de l’esprit et des sens cher à Marie Moscovici.
Olivia Todisco
Psychanalyste, membre de l’APF