« Mais il est un fait que Joyce choisit, en quoi il est, comme moi un hérétique »
Jacques Lacan Le Séminaire Le Sinthome
Dans le présent ouvrage, l’auteur analyse l’axe de l’hérésie en psychanalyse, mais aussi dans la littérature, en politique et dans la religion. Pour cela, il s’appuie sur le parcours et l’œuvre de James Joyce, ainsi que sur la pensée de Jacques Lacan. Des questions essentielles pour la psychanalyse sont clarifiées.
Jean-Michel Rabatté a consacré de nombreux ouvrages à James Joyce, où le rire, la jouissance et la prodigalité animent sa pensée. Un article fait la synthèse sur Lacan lecteur de Joyce « Qui jouit de la joie de Joyce ? » (dans le volume collectif Lacan et la littérature, dirigé par Eric Marty). Le mot « joie » ou « joï » est à l’origine de son nom ; Joyce n’hésitait d’ailleurs pas à rappeler à son entourage que son nom signifiait la « joie ». Lacan écrivait : « Joyce a un rapport à joy, la jouissance, s’il est écrit dans lalangue qui est l’anglaise, que cette jouasse, cette jouissance est la seule chose que de son texte nous puissions attraper. Là est le symptôme. »[1]
Jean-Michel Rabaté est professeur de littérature anglaise et comparée à l’université de Pennsyvlanie (Philadelphie, Etats-Unis). Grand spécialiste de Joyce, traducteur de poésie anglo-américaine, il écrit aussi bien en anglais qu’en français. Il est l’auteur et le responsable de plus de quarante livres, publiés des deux côtés de l’Atlantique, sur la théorie littéraire, l’art contemporain et la psychanalyse.
Dans ce livre, l’auteur s’intéresse particulièrement au Joyce italien à travers Giordano Bruno, moine dominicain, philosophe, visionnaire de l’infinité des mondes, martyr brûlé vif à Rome, en 1600, sur le Campo dei Fiori, pour avoir tenu ferme sur ses idées. Joyce avait lu les œuvres de Giordano Bruno. Le Nolain était accusé d’avoir nié la transsubstantiation divine et l’immaculée conception de la Vierge. Il croyait aussi en la magie et percevait la Nature où émerge le divin. Mais c’est surtout sur sa pensée des mondes infinis qu’il a été désigné « hérétique impénitent et obstiné ».
Jacques Lacan et James Joyce se reconnaissent tous deux comme hérétiques. En suivant le choix hérétique, l’auteur fait une lecture de Joyce à travers Saint Thomas et Spinoza, et prend une voie qui traverse ce que Derrida, Borgès et Lacan proposent sur Joyce.
« Que Joyce ait mené Lacan vers un nouveau nœud n’a rien de surprenant, pas plus que le fait que les initiales mises bout à bout dans cet ordre, R,S,I, font écho à l’hérésie. Grâce à Joyce, Lacan allait reconsidérer le nœud borroméen »[2], indique Jean-Michel Rabaté.
« Exilé volontaire », telle est la définition de l’artiste par lui-même. Hérétique, fils prodigue, c’est contre l’église, la famille, que Joyce place ses personnages.
L’un des enjeux de son œuvre sera de se dégager de l’appel du « Dieu bourreau » (« Dio boia »). Joyce ne peut pénétrer dans l’ordre social irlandais qu’en tant qu’exclu : « Mon esprit rejette tout l’ordre social actuel et le christianisme, le foyer familial, les vertus reconnues, les classes sociales, et les doctrines religieuses ».[3]
L’écriture a été la vie de Joyce. L’artiste n’a pas eu besoin de consulter, l’écriture y a remédié. Lacan disait que Joyce avait su trouver seul ce que une fin d’analyse offre : une rencontre avec la lettre et un savoir sur la jouissance.
« L’ego de Joyce devient le sinthome parce qu’il a su exploiter les ruses d’une énigme littéraire ; c’est un artifice créateur, un « supplément » grâce auquel l’énigme devient écriture »[4], rappelle Jean-Michel Rabaté.
L’écriture spéciale de Joyce, le jeu des équivoques débridé, trans-linguistique (notamment dans Finnegan’s Wake), cette façon de jouir de la langue, correspond à ce que Lacan considère comme un effet de la langue sur le corps, qui implique la jouissance de la lettre de l’inconscient.
Ainsi, déclare l’auteur, « de même que Joyce détruit et recrée sa propre langue, chaque nuit nous détruisons et recréons notre langage en le démultipliant, en jouant avec nos désirs, nos angoisses et notre culpabilité, en combinant sens et jouissance »[5]
Annik Bianchini-Depeint
[1] Jacques Lacan, Le Séminaire Livre XXIII Le sinthome, 1975, Paris, Seuil, 2005, p. 167
[2]Jean-Michel Rabaté, Joyce hérétique et prodigue, Stilus, 2022, p. 80
[3]James Joyce, Lettres à Nora, Rivages poche, Petite Bibliothèque, Paris, 2012, Lettre du 29 août 1904
[4]Jean-Michel Rabaté, Joyce hérétique et prodigue, Stilus, 2022, p. 174
[5]Ibidem, p. 192