Jeanne Lafont | Fragments de topologie selon Jacques Lacan

L’Harmattan, 2023

Article rédigé par : Hubert de Novion

Cet ouvrage réunit trois livres que Jeanne Lafont a consacrés au fil des années à la topologie, et qui en constituent donc les trois parties.

Dès l’Avant-propos, l’enjeu est posé : il s’agit de penser autrement, non plus seulement comme nous le faisons selon la démarche cartésienne, par l’évidence intuitive de raisonnements clairs et distincts, mais selon celle de Leibniz : s’appuyer sur “la rigueur d’une écriture formalisée” sans comprendre, pour pouvoir après coup se retourner sur ce qui a été obtenu.

Lacan a recouru à la topologie, branche des mathématiques, à partir des années soixante du siècle dernier — d’abord la topologie des surfaces, puis celle du nœud — pour saisir au mieux les paradoxes que présente la clinique psychanalytique, à partir de quoi peut s’écrire le réel de la structure.

Ce qui fait l’originalité et la grande force de ce livre, c’est que les figures topologiques et les opérations mises en jeu, sont présentées dans chacune des parties selon sa perspective propre. On peut ainsi, comme on souhaite, suivre le fil d’une partie, ou bien lire comment une même figureest présentée dans chacune des trois parties, ou encore suivre son propre parcours de lecture selon la topologie singulière que constitue en lui-même l’ouvrage…

Lapremière partie, “La topologie ordinaire de Jacques Lacan”, présente successivement les différentes figures topologiques.La topologie est un savoir-faire pratique, une manipulation de bandes de papier, avec colle et ciseaux, par des mouvements de la main. Au fondement est la torsion, ou plutôt la demi-torsion de la bande de Mœbius. La coupure effectuée sur la bande de Mœbius rend compte de l’acte interprétatif : elle fait apparaître l’espace du désir du sujet pour le faire disparaître au même moment. La topologie des surfaces ne permet pas seulement de figurer la structure du psychisme, elle formalise l’opération même de l’analyste, et donc le travail de la cure. Une découpe non médiane de la bande de Mœbius partage la surface en deux morceaux noués : la coupure fait ainsi passer de la topologie des surfacesà celle du nœud. Les dessins sont du registre de l’imaginaire : on comprendla valeur de la topologie des surfaces dans l’abord des psychoses.Par l’opération de la coupure, s’opère un saut de l’imaginaire au symbolique.

La seconde partie, “Topologie lacanienne et clinique analytique”, présente, à partir du trou, les différentes opérations effectuées sur les surfaces et les nœuds, en les illustrant par des exemples cliniques présentés de façon volontairement cursive, pour préserver la dimension du secret.

II s’agit toujours de repérer une structure et des invariants. Jeanne Lafont montre comment les figures topologiques se relient aux mathèmes et schémas déjà élaborés par Lacan : ainsi la métaphore qu’ilécrivait avec deux barres et quatre termes, s’écrira avec une seule barre et trois termes, cette barre étant le bord unique de la bande de Mœbius, la boucle qui enserre un trou. Cette écriture de la métaphore permettra de rendre compte de l’histoire de Ron.Suivront l’histoire de Léo et l’opération du redoublementavec les deux transferts à l’analyste et à l’institution, Bris et le recoupement, la maladie de Jo et le raboutage…

La troisième partie, “La langue comme espace”, pose l’hypothèse de départ : présenter la langue comme un espace mœbien. Quelques principes de cet espace du langage sont posés : la distinction, fondamentale, du local et du global, celle de l’intrinsèque et de l’extrinsèque. “Un seul trait continu enserre un lieu, à condition d’une torsion” :le mouvement de la bande de Moebius formalise une boucle temporelle, le conséquent fonde l’antécédant dans un après-coup. Ici Jeanne Lafont reprend le travail de René Lew sur la récursivité. Alors se pose la question du rapport de la langue au corps : ce rapport peut se formaliser comme rapport du discret et du continu, de la discontinuité des éléments du langage et de la continuité de la jouissance. Les béances, les orifices du corps répondent aux trous que présentent les différentes figures topologiques, elles-mêmes construites à partir de la boucle de la bande de Mœbius.

Seront abordés, dans les chapitres de cette troisième partie, entre autres le point triple, l’orientation, le faux trou, la réparation, le nœud du fantasme…

Ouvrage très riche donc, centré sur le travail du psychanalyste opérant dans le transfert, mais,au-delà,s’adressant à chacun en tant que sujet parlant situé dans le social.

Hubert de Novion

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