Joseph Rouzel | La folie littéraire

Psychose et écriture.

Éditions Le Retrait, 2022

Frontispice : Maurice Jecker-Parvex, Tout enfant je me rêvais poète. Dessin à l’encre sépia sur papier canson à texture sablée, 23 X 21cm.

Dans la trame des entours

Fut-il en mode fragmentaire, Joseph Rouzel cherche un rythme. Dans ce nouveau livre, souvent, c’est un rythme de journal, des astérisques comme autant des ponts entre des notes éparses, presque déliées, de ses propres lectures.Quel est ce désir qui les fait tenir ensemble ? Suivant une certaine continuité après La folie créatrice (2016), La folie douce (2018), l’auteur annonce son cheminement au pied de la lettre par le biais d’un montage singulier en mesure d’actionner « la lettre du corps appareillée au corps de la lettre »[1]. Le littéral de l’inconscient prend le littoral pour atteindre le littéraire, mais il refuse de s’organiser en parties, de se laisser border par des sous-titres au sein des chapitresconventionnels. Serons-nous dans une esquisse, ou plutôt ce texte insiste à rester en éclats, à se donner à déguster fendu et morcelé, à se montrer en forme de morsures, à se déchirer aux endroits les plus fragiles des tissages temporaires ? La coupure est celle de la bande de Möbius où l’on peut passer de l’endroit pour traverser l’envers sans ciller, sauflorsqu’un tel écrit intime est parlé en cure et que l’analyste le ponctue de ses scansions en tranchant dans la jouissance de la parole analysante.

Au cœur de ce nouveau tour de saut à l’élastique dans les abysses, là où Joseph Rouzel, psychanalyste et écrivain, revisite nombre d’écritures, se trouve une question délicate, celledu statut d’auteur attribué aux fous :conviendrait-il ? Autant se demander comment le fou se retrouve sujet dans le ciel ouvert de son inconscient. Combien sont-ils à avoir été cité dans les 149 pages du livre ? Je décide de ne pas compter la foule des visités et des visiteurs, l’auteur ne connaît peut-être pas non plus leur nombre exact, ce n’est pas ce type de comptabilité qu’il tient dans son jeu de marelle, il est absorbé par les « tracers », par ce qui ne cesse pas de se tracer, oserais-je paraphraser Lacan.

Rouzel convoque d’abord Clément Porre, interné onze ans à l’hôpital Saint Jean de Dieu à Lyon,par quelques bouts de ce que celui-ci peut dire dans ses Lettres à Michèle Reverbel, Comp’Act, 2009. Leur lien naît dans l’ambiance de « l’arrière-pays », expression de Jean Oury, qui va si bien pour un atelier d’écriture comme « Tache d’encre » et pour le travail mené par Michèle Reverbel, écrivaine publique, au plus près du vivant et de la lettre, dans « la trame des entours », là où « ce qui se trame entre les humains, est tissé de langage, y compris du plus primitif. »[2] Accueilli, Clément Porre va « endosser la casquette (le signifiant) d’écrivain » et avec ce nouveau signifiant, constate Rouzel, « après avoir plié sous le plomb de celui de fou, ça allège, ça donne des ailes. »[3] Clément Porre a pu le dire à sa manière : « Aujourd’hui, par exemple, que la nuit est blanche, il me faut sans doute ce qu’on appelle du courage et un peu d’illusions pour écrire. »

De lire avec attention Raymond Roussel, notamment « Comment j’ai écrit certains de mes livres » où la clé de toutes ses compositions semble donnée, amène Joseph Rouzel à un désaccord partiel avec la démarche de Jean-Claude Maleval qui, dit-il,« se sert de l’œuvre de Roussel pour la plier aux catégories (RSI) de Lacan et en borromeïser l’auteur. Non que ça ne soit pas pertinent en tant que tel, mais cela produit une chosification, où le travail d’élaboration de l’écrivain est réduit à l’état de faire-valoir de l’élaboration du psychanalyste. »[4] Pour Rouzel qui est sensible à l’effet de création et de surprise que transmet le type d’œuvre comme celle produite par Raymond Roussel, le fait de dénommer « la folie littéraire » n’en fait pas une catégorie spécifique de la littérature, mais constitue « une tentative de désenclaver des écrivains/ écriveurs relégués au titre de leur dite folie, oubliant un peu vite que « tout le monde est fou », (Lacan). »[5]

Proposant avant tout « de les considérer comme des artisans de la lettre et de rencontrer ce qu’ils font de ce savoir-faire », Joseph Rouzel considère malheureux le terme de suppléance proposé par Lacan pour désigner ce savoir-faire, car il lui apparait comme produisant de fait une ségrégation. Au lecteur de se faire une idée plus précise, plus étoffée. Ce qui compte pour J. Rouzel, c’est de « se désaffecter des signifiants de plomb : fou, écrivain, auteur… », plomb insiste comme signifiant du père artisan-typographe avant la guerre. Joseph se demande « comment la matière même de l’incorporation de l’écriture, la lettre, a-t-elle bien pu opérer à même le corps ? »et cette question s’ouvre sur l’origine, « une clairière mythologique ». La sienne, origine singulière jusqu’aux larmes, celle d’un enfant « hanté par la vision d’un père dématérialisé » suite à un traitement par électrochocs pour « soigner » sa logorrhée de survivant d’un Stalagen Pologne, mais aussi celle de Jean-Pierre Brisset, auteur de La Science de Dieu, Grammaire logique et par là, « réparateur d’origine, une origine enfouie, forclose que l’on peut retrouver en investiguant les paroles des hommes. »[6]

La tentative de réponse sur l’incorporation de l’écriture, qui me semble la plus appropriée, nous vient de Stanislas Rodanski : « Il ne s’agit pas de faire œuvre, mais de faire acte de présence à moi-même », c’est une citation de son livre L’homme qui se croit fou relevée par Rouzel.

La lecture de la nouvelle de Franz Kafka, Dans la Colonie Pénitentiaire trouble plus que tout autre de ses textes hardis : douze heures d’affilée, les dents d’une herse poinçonnent la sentence sur le corps d’un condamné à mort. Ce supplice d’écriture est traduit par Joseph Rouzel qui coupe et libère la lettre de Kafka de son poids de jouissance, comme : « l’irruption dans le corps du petit d’homme de la voix maternelle qui fait loi, puisque porteuse du discours du maître réglant la parole et le langage. Cette voix déchire les chairs et pousse le petit d’homme, pour résister à l’envahissement, à subjectiver, c’est-à-dire à symptomatiser. Prenant appui sur le texte qui le troue le sujet ainsi se forme dans l’opposition. […] De ces premières « impressions », au sens premier du terme, il lui reste dans l’après-coup les bribes de jouissance que véhicule la lalangue. Lisant le texte originel qui s’imprima à même son corps, le sujet le fait sien et s’en détache. Il y met du jeu et de l’interprétation. »[7]Faut-il ajouter qu’un tel détachement n’est possible que dans le meilleur des cas ? La déréliction, l’urgence, l’errance poussent d’autres personnes à se tenir hors de soi, se confondre avec leur lalangue.

« Personne avant moi, dans cette langue, n’a écrit comme je le fais, comme j’ose le faire, et comme c’est mon plaisir, ma plénitude. […] Comment me faire moi-même à cette réalité de la langue de mon être avant que je sois ? […] Cette langue dépasse ma pauvre force, elle va plus vite que ma pauvre volonté. Elle me scandalise, me fait rougir, à d’autres moments rire, non d’une langue de fou, mais d’artiste trop fort pour l’être, humain que je suis encore ; de prophète de moi-même donc »[8], cela nous vient du roman Coma, au fil duquel Pierre Guyotat, par ailleurs se disant « humble laboureur de la langue », n’a cessé de me tenir, moi aussi, à bout du souffle.

Avec son texte en apparence disséminé, Joseph Rouzel accueille des bribes de folie littéraire pour partager quelque chose du travail de l’artisan de la lettre qui arrive à le tirer « hors du rang des assassins », dont témoigne Franz Kafka avec cette formule saisissante.

Luminitza CLAUDEPIERRE TIGIRLAS

Psychanalyste à Montpellier, membre de l’A.L.I. et de la FEP, Docteure en Psychopathologie Fondamentale et Psychanalyse de Paris-Diderot Paris 7. Auteure de livres de poésie: Eau prisonnière (2022), Par l’aiguille du sel (2021), Ici à nous perdre (2019), Noyer au rêve (2018), Nuage lenticulaire, (2019), Foherion (2019); d’essais littéraires : Rilke-Poème, élancé dans l’asphère (2017), Avec Lucian Blaga, poète de l’autre mémoire (2019) ; Fileuse de l’invisible–Marina Tsvetaeva (2019); de fiction : Le Pli des leurres (2020),etc.

Sites personnels : https://luminitzatigirlas.com ; http://luminitzatigirlas.eklablog.com/


[1]Joseph ROUZEL, La folie littéraire. Psychose et écriture, éditions Le Retrait, 2022, p. 18.

[2]Ibid., p. 12.

[3]Ibid., p. 17.

[4]Ibid., p. 30.

[5]Ibid., p. 31.

[6]Ibid., p. 82.

[7]Ibid., p. 106-107.

[8]Ibid., p. 138-139.

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