Le nouveau livre de Vannina Micheli-Rechtman s’impose comme une réflexion profonde sur l’image et ses potentiels dangers actuels. Les nouvelles beautés fatales viennent s’y inscrire sur fond de fascination et de banalisation que l’accès pour tous au numérique instaure comme style de vie, au moyen de la photo et bien plus des retouches qui peuvent y être apportées, sans pour autant avoir besoin d’être un véritable photographe.
Comme l’auteur le rappelle l’image a toujours véhiculé des appréciations contrastées et ce au moins depuis Platon, dont il met en valeur la différence substantielle que le philosophe grec instaure entre l’eikon et l’eidolon. Si l’eikon renvoie à une image capable de dévoiler « en même temps le modèle et la substance qui l’en sépare » (p. 51), à savoir qu’elle est construite principalement sur un rapport de ressemblance et dissemblance tel qu’on se trouve à l’abri d’une captation sans issue, l’eidolon, en revanche, avec son imitation trop parfaite et son but, qui est d’annuler distance et décalage, produit l’envoûtement qui est le propre du simulacre et ouvre la question inquiétante du double : « l’image-simulacre fascine par sa beauté, rivalise avec son modèle jusqu’à tenter de se substituer à lui » (p.52). C’est ce qui a tendance à se produire aujourd’hui sur les réseaux sociaux où principalement les jeunes filles postent leurs photos tellement retouchées qu’elles s’y reconnaissent à peine : « rien n’est vrai, tout est faux, et contribue à la construction d’une norme qui n’existe pas et que chacun rêve portant d’incarner » (p. 23), sorte d’image cristalline, pour reprendre la taxinomie de Deleuze, qui se veut essentiellement falsifiante et où la puissance du faux « remplace et détrône la forme du vrai », voire plus, car on pourrait aussi dire qu’elle pose des alternatives indécidables entre le vrai et le faux, jusqu’à engendrer le vacillement des limites.
Les limites sont justement au cœur de la problématique anorexique où l’on s’évertue à « pousser le plus loin possible les limites du corps,[à]ignorer la fatigue jusqu’à ce que ce corps n’existe plus, au seul profit de l’esprit, progressivement investi de toute la signification » (p. 115).Limites dont on n’arrive plus à maîtriser la ligne de crête et dont le dépassement totalitaire entraine inexorablement vers la mort. Mais en amont l’appât d’un corps sans substance, un corps, en tout cas, qui vise l’élimination progressive de la substance.
Nous voilà rejoindre par ce biais la photo de mode, dénuée de contenu, mais non pas de sens…comme le dit Roland Barthes dans Système de la Mode, capable de faire signifier l’insignifiant et par là-même de mettre l’accent sur son pouvoir intrinsèque. D’ailleurs, de manière générale, la photographie ne renvoie-t-elle pas à l’idée de « peindre (avec) la lumière » (p. 42) comme le suggère Vannina Micheli-Rechtman, montrant de la sorte la puissance inhérente à cet art ? Car peindre sans matière, juste avec un corps, oui, mais un corps subtil, n’est-il pas un acte bien particulier, une prouesse qui, dans le cas spécifique de la photo de mode forme un circuit bien fermé : je peins avec la lumière, qui est corps subtil, un corps réel qui, par translation, se doit d’être lui aussi le moins réel et le plus subtil qui soit, autrement dit un corps où la substance chair doit pouvoir sinon rivaliser du moins ne pas être humilié par le corps subtil de la lumière : chair et lumière ne font pas ici bon ménage.
On doit à la culture photographique de l’auteur un magnifique excursus sur la photographie contemporaine dont je ne retiendrai que deux exemples : Andreas Gursky et Nan Goldin. Le premier s’inscrit dans le courant de la photographie neutre, la deuxième dans celui de la photographie intime. Le premier exécute des « tirages grand formats, souvent monumentaux [qui] montrent des paysages, des sites industriels ou des foules (p. 44),[et qui] transmettent le sentiment de tout voir. » (p. 45) Ce sont des images absolument magnifiques et très épurées. Le plus important est néanmoins que, si l’on garde la métaphore d’une peinture réalisée au moyen de la lumière, ici la lumière ne suffit pas car « les photographies de Gursky juxtaposent souvent plusieurs images, manipulées numériquement [mais] non dans le but de déformer la réalité, mais au contraire de la montrer au mieux » (p. 45). Comme quoi, l’art peut imiter, mais s’il s’agit d’une simple imitation, ce n’est plus de l’art. Aux antipodes, Nan Goldin qui photographie ses proches, sans les embellir, en exhibant souvent leur sexualité et qui déclare dans son documentaire autobiographique au titre révélateur de I’llbeyourmirror : « Je me disais jadis que je ne perdrais jamais quelqu’un si je le photographiais assez » (cité par l’auteur p.47). Ici, l’art rend l’absent présent, semble conjurer la mort et le sujet représenté est idéalement au service de la mémoire remémorante de l’artiste.
Pour la photo de mode, qui se développe surtout après la Seconde Guerre mondiale, je retiendrai surtout Guy Bourdin, photographe découvert dans les années ’60, que Vannina Micheli-Rechtman nous présente à travers l’interview qu’elle réalise de Sarah Moon : « Influencé [Guy Bourdin]par le surréalisme et en même temps très contemporain, il apparaissait alors très avant-gardiste dans son rapport à la féminité́, fait d’une part de provocation et d’une part de dérision. Provocation qui n’était pas gratuite mais correspondait à ses fantasmes, exprimait quelque chose de très personnel, d’assez mystérieux, de l’ordre d’un désir inatteignable. C’était tout à fait révolutionnaire pour l’époque. Le succès de ses images a été́ tel que son esthétique a été́ reprise, démultipliée, débouchant sur des images standardisées de sexualité́ glacée qui, dans le fond, n’ont rien à̀ voir avec la démarche de Bourdin. » (p. 71) Ici, la provocation et la dérisionne peuvent être choquantes car elles font surgir la distanciation chère à Platon, celle de la dissemblance d’avec la ressemblance qui empêche la transformationde l’image en un simulacre. Des images où malgré que la femme soit souvent mise en scène en tant qu’objet partiel, principalement des jambes, mais des seins ou des fesses également, l’humour intervient toujours pour mettre la distance nécessaire et empêcher ainsi une sorte de rapt par l’image. Ce qui, force est de le constater, n’est plus d’actualité, comme souvent dans « certaines images de mode ou de publicité qui sont en définitive des images-simulacres au sens de Platon » sorte « d’univers plat, sans consistance, dans lequel la multiplication des apparences identiques abolit toute originalité du modèle » (p.52).
Il n’y a pourtant pas que la photographie de la mode à véhiculer un faux message aux adolescentes et aux jeunes femmes. Les jeux numériques y contribuent aussi grandement. Peut-être pas en proposant un corps émacié, mais en mettant en valeur, comme seule option possible, un corps svelte et parfaitement structuré. Un corps si parfaitement sculpté qui n’a pas de réalité dans la nature et qui renvoie à l’idée d’un art plus parfait encore que la nature elle-même. Autrement dit, un corps travaillé, tout en muscles et formes parfaites conquis grâce à la volonté d’un esprit particulièrement volitif, cultivé et doté d’un cerveau tout aussi intelligeant que volontaire. Et, cela dit en passant, détail moins accessoire de ce qu’il en a l’air, un corps appartenant à une jeune femme riche et de noble lignage. Il en résulte un ensemble parfait, difficilement perfectible et dénotant une très grande puissance à la fois physique et mentale. Or la puissance, cette « volonté de puissance » est bien l’autre élément qui caractérise, avec la privation, la pathologie inhérente à l’anorexie.
Cette jeune femme, pas très difficile à reconnaître, est Lara Croft, personnage, devenu légendaire, du jeux vidéo Tomb Rider. Elle est mondialement connue et Vannina Micheli-Rechtman lui consacre de nombreuses pages. Cette héroïne de pixel permet à l’auteur de poser des questions essentielles: « Musclé, souple, résistant, il (son corps) contribue également à la rendre ‘superbe’. Corps virtuel, étrange, surdimensionné́, avec ajouts de formes artificielles sur différentes parties (seins, lèvres…), un peu comme une poupée Barbie contemporaine, il représente, pour certains adolescents, garçons ou filles, un modèle de beauté́ contemporaine auquel ils ont envie de s’identifier. Peut-on penser que c’est son corps modifié qui lui donne tous ses pouvoirs ? La question mérite d’être posée eu égard à la frénésie actuelle d’injections de comblement chez des femmes, voire des filles de plus en plus jeunes. » (p. 119)
D’un côté on enlève en se privant de nourriture, de l’autre on comble pour avoir des seins, des fesses, des lèvres parfaites, mais la « volonté de puissance » est commune aux deux pratiques, qui peuvent parfois coexister, la première semblant être la solution de repli quand la deuxième paraît inatteignable.
« Volonté de puissance » que Lara Croft incarne parfaitement, de même qu’elle « incarne pleinement les valeurs de la société occidentale et postmoderne : le culte du corps, la perfection physique, la détermination, l’indépendance, la recherche des émotions intenses et le refus de la vie sédentaire. Elle appartient sans doute à la mythologie moderne des super- héros, au monde idéal de la perfection, et comme Superman, elle est soumise à un seul et unique destin : être vainqueur. »(p. 122)
Comme le dit Vannina Micheli-Rechtman, « la mise en scène de ce personnage de Lara Croft nous permet de questionner l’évolution du corps dans notre modernité. Qu’est-ce qui fait qu’aujourd’hui le corps réel cherche à ressembler au corps virtuel, notamment à celui des jeux vidéo, et qu’il se transforme au point de se rendre méconnaissable, devenant le paradigme contemporain de la beauté du corps post-moderne ? » (p. 122)
Si pendant des siècle la suprématie de l’esprit sur le corps a été incontestable, si dans le passé la beauté avait été perçue comme « don de Dieu » (p. 29), positionnant le sujet de manière passive face à cette attribution, on assiste de nos jours à la pleine résurrection du corps, ou plutôt à l’émergence d’un sujet devenu responsable de son corps pour lequel il se doit de mettre en valeur, de cultiver, voire de créer de toute pièce la beauté. Car la beauté s’obtient : « une nouvelle conception de la beauté se fait jour : elle devient un bien accessible à tous » (p. 30).
On pourrait imaginer une sorte de démocratisation de la beauté, comme cela s’est produit pour les voyages, mais cela n’est que partiellement vrai puisque, comme l’auteur le souligne : « elle [la beauté] exige des moyens financiers certains, les marques de mode et de cosmétique, la médecine esthétique ayant compris leur intérêt » (p.30). Nous sommes là devant un leurre qui indique la difficulté du sujet à accepter sa double composante, celle d’un corps qui ne peut le résumer et d’un esprit qui, sans le corps, ne serait pas.
Vannina Micheli-Rechtman n’est pas uniquement médecin psychiatre, philosophe et photographe, elle est avant tout psychanalyste. Et cette approche ne pouvait bien sûr pas manquer dans son livre. Le destin des pathologies de l’image se devait donc de ne pas faire l’impasse sur une image essentielle : celle de l’infans face au miroir, image indissociable du regard et de la présence d’une personne tierce, généralement la mère. Une image qui provoque la jubilation de l’infans parce que grâce à la nomination qui lui vient de sa mère, il peut se percevoir dans sa forme entière alors qu’il est encore morcelé : il se voit donc comme il n’est pas, et ce d’autant plus que le miroir inverse son image, et également là où il n’est pas, car évidemment il n’est pas dans le miroir. Le stade du miroir passe ainsi par la constitution d’un double, disjonction entre le sujet et le moi et quand ce stade n’est pas traversé correctement il peut engendrer un lourd dysfonctionnement au niveau de l’image de soi : l’anorexique « nous montre que le corps n’est pas un. Le corps réel, biologique ou somatique, n’est pas celui qui se reflète dans l’image du miroir, qui est le corps imaginaire, à différencier des images de la photographie de mode ou de la publicité qui fabriquent le corps ‘idéal’ » (p. 59).
Idéal, le corps peut être surinvesti, le sujet ne pouvant pas se détacher de la lune de miel du stade du miroir, ou bien haï, persécuté comme il peut l’être par ce double plus parfait que lui, et cette haine « peut aller jusqu’à vouloir le faire disparaître » (p. 59). Car, comme l’auteur le souligne à maintes reprises, la pathologie de l’anorexie mentale peut conduire jusqu’à la mort.
Respicefinem – regarde la fin – est inscrit autour d’un miroir rond placé au centre de la voute de la petite pièce à Fontanellato où Le Parmesan(1524) a illustré l’histoire tragique d’Actéon puni d’avoir vu ce qu’il ne devait pas voir. Admonition que, comme Actéon, les jeunes filles atteintes de troubles alimentaires ne peuvent pas voir dans le miroir qui les reflète.
Orsola Barberis.
Psychanalyste, psychologue clinicienne à l’EPS Barthélemy Durand.