Martine Méheut | La déprise de soi chez Maitre Eckhart

Éditions des crépuscules, 2023

Article rédigé par : Jeanne Lafont

C’est un livre savant. L’enseignement de Maître Eckhart est scruté et commenté avec précision et rigueur. Beaucoup de citations et d’explications de remarques traduites dans un langage moderne, et remises dans leur contexte du XIVème siècle.

L’intérêt du message de Maître Eckhart tient à son universalité : il convie à une entreprise de l’intellect : « l’âme peut parvenir à la vérité par le cheminement intellectuel qu’enseigne Maître Eckhart ce n’est sans pas doute pas un hasard si l’on continue à le nommer ainsi : il s’est voulu, tout au long de sa vie de prêcheur, un enseignant donnant de outils intellectuels accessibles à tous et pas seulement aux universitaires ». (p81)

Le paradoxe tient à ce que, si Lacan s’y réfère comme à un mystique, Maitre Eckhart lui-même ne fait pas véritablement état de l’expérience. Au contraire il propose un chemin pour tous y avoir accès : la déprise de soi justement. Au cœur de l’âme, il y a l’étrangeté d’un rapport à Dieu débarrassé de toute image, de toute relation, « l’un » insu de l’homme à vrai dire, et étranger.

Les psychanalystes y entendront un certain nombre de thèmes de leur réflexion et de leur théorie, chez Freud et chez Lacan. Martine Méheut en fait état quelquefois, à travers des allusions à Merleau Ponty, Levinas, Hume, Pascal, Klee, qu’elle convoque au détour d’un développement : ainsi « sa [de maître Eckhart] problématique de la mort n’est pas celle d’un « être pour la mort » d’un individu qui devra mourir, seul et irremplaçable devant cette échéance. Puis que c’est en retrouvant l’Un que l’on meurt, la mort est l’inverse d’un événement solitaire : elle est l’anéantissement de toute altérité. » Phrase précédée d’un : il « dépasse ainsi l’extrême dramatisation de la mort vécue dans la mentalité occidentale du fait de l’hypertrophie individualisante. » (p106)

Le lecteur oscille entre un regret que la confrontation avec nos positions philosophiques contemporaines, pratiquement inconscientes ou vécues comme évidentes, ne soient pas plus, à chaque tournant, relevées et questionnées, ou de manière plus explicite !

Et, au contraire, l’impression dérangeante qu’il nous faudrait tous, aller y voir de plus près, vers les prétentions de la science des objets du monde, vers nos narcissismes inaltérables, et même vers nos théories de l’inconscient.

Y at-il la thèse d’un « cheminement de l’intellect vers Dieu » comme précurseur lointain et étrange, de la cure psychanalytique ? Ce n’est pas dit, même pas suggéré, mais un parfum étonnant se dégage à  la lecture de ce livre, où l’immensité des « évidences occidentales » mises à jour, déroute et laisse apercevoir qu’elles n’ont rien de nécessaires. Ce qui fait son intérêt.

Jeanne Lafont

Psychanalyste, psychothérapeute. Mes livres : Chez Point hors ligne, Topologie ordinaire de Jacques Lacan, 1986; Topologie lacanienne et clinique analytique, 1990. Les pratiques sociales en dette de la psychanalyse, 1994. Chez EFEdition. Les dessins des enfants qui commencent à parler, 2001; Six pratiques sociales, (livre collectif), 2006; La langue comme espace, 2015

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