Solal Rabinovitch | Les Paroles restent

Conversations en psychanalyse avec Nils Gascuel et Marie-Jeanne Sala

éditions érès, 2023

Ce livre d’entretiens, mené avec Nils Gascuel et Marie Jeanne Sala, est un double livre : un texte écrit d’une part, et un film d’autre part. Le dispositif est pour le moins inhabituel, mettant en œuvre une double matérialité et une double temporalité, où les contenus se recroisent sans se superposer tout à fait. De quoi susciter un grand nombre de questions, quand ce dispositif singulier vise à revenir sur le parcours et les travaux d’une psychanalyste. Je me limiterai ici à une question, autour du « dire ce qu’on pense ». Solal Rabinovitch signale en passant, mais à plusieurs reprises, des situations où un ou une analyste se doit de dire ce qu’il ou elle pense. Une première incidence, directement clinique, concerne le transfert psychotique. Une seconde incidence, finalement non moins clinique, articule une certaine prise sur le rapport aux écoles de psychanalyse et à leur histoire.

Les analystes ne sauraient se dérober devant la folie, Solal Rabinovitch ne cesse d’y revenir. Elle dit des choses très précises sur la position de l’analyste réclamée par le statut de la jouissance de l’Autre chez les psychotiques. Il s’agit de s’y placer en tant qu’un autre non spéculaire, susceptible de « prêter un peu de corps »pour donner existence à la jouissance de l’Autre, la rendre en quelque sorte lisible[1]. Elle en frappe aussi les enjeux au coin de la langue commune : l’analyste est requis, en telle situation transférentielle, de « dire ce qu’il en pense de lui qui nous parle ». Cette forme d’exigence liée au transfert permet, non rarement, de traverser la potentialité persécutive toujours à planer. Ce qui, commentons-le ainsi, n’est pas rien comme expérience. Pas sans transformer quelque peu l’analyste qui en lâche alors selon d’autres contours que selon l’épreuve des retournements transférentiels inhérents aux logiques névrotiques.

Or dire ce qu’elle pense, n’est-ce pas aussi ce que fait l’autrice avec ce livre? Selon un certain degré d’homologie entre ce qui est requis par le transfert psychotique, et ce qui l’est par le risque de dire/écrire. Notamment quand il s’agit de dire/écrire ce qu’elle pense de là où elle a été en tel passage, voire impasse, (voire folie), institutionnels. Elle y met en acte ce qu’elle va appeler, dans le cours du livre, « la ligne de partage des eaux entre écrits et paroles ». Mais revenons déjà sur la distinction posée entre registre de la parole et registre de l’écrit, via les processus de retour qui peuvent y avoir lieu : les voix ont partie liée avec un retour du refoulé, tandis que l’écrit est touché par la possibilité d’une falsification. La question développée est alors celle du démenti et de son point d’action, portant sur le réel des lettres et des dates. Démenti qui ne se met pas en œuvre sans un ressort de jouissance : « Modifier les traces en les altérant, en les falsifiant, en les refoulant, ne se fait pas sans jouir de ce traficotage du sens. Le sens primitif de ces traces, leur su, n’appartient plus qu’à celui qui les trafique et peut désormais en jouir. »

Or Solal Rabinovitch n’y vient pas de n’importe où, elle y vient depuis une histoire des institutions et écoles analytiques en tant que cette histoire même ne se laisse guère saisir autrement que par le repérage de tels processus. Soulignons : elle ne procède pas selon une histoire historicisante (on sait combien celle-ci peut tenter les analystes, précisément pour ce qu’elle permet de passer sous silence), mais véritablement avec et depuis les refoulements et les démentis qui s’y donnent : « C’est par l’histoire des scissions que je suis entrée dans la psychanalyse, oui, l’histoire des scissions entre les différents groupes analytiques. Repérer ce qui s’altère d’une scission à l’autre, ce qui y revient de l’oublié, du refoulé ou du démenti, est une grille de lecture des enjeux théoriques à l’œuvre dans ces secousses, comme c’est le cas ailleurs des enjeux politiques. »

Sur quoi Solal accomplit un pas supplémentaire. Elle ne s’en tient pas à une articulation extrinsèque des processus de démenti et de refoulement selon leurs occurrences dans l’histoire des écoles analytiques, mais elle en vient à une incarnation symptomatique singulière. Elle évoque l’expérience, violente, qu’elle en a fait depuis le sort réservé à une texte sien qui pointait des opérations de démenti, de falsification des traces de l’histoire analytique, par le « chef » en place dans un moment d’école analytique. La rétorsion ne s’est pas faite attendre : elle s’est trouvée injuriée publiquement », avec demande par courrier de présenter ses excuses pour l’« insulte » dont il aurait été l’objet. Or elle va y répondre, quant à elle, malgré elle, du côté de la matérialité de sa voix, par un épisode de mutisme : « J’en ai perdu la voix pendant plusieurs mois ». « Le fil ténu entre parole et écrit, voix et lettres, s’était alors rompu net. »

L’autrice fait aussi résonner sa « réponse » -telle qu’elle s’est constituée dans l’ordre d’un symptôme de parole – avec le choix de rester analyste. Elle avait posé ce choix une première fois en n’embrassant pas la carrière de médecin des hôpitaux, puis, une seconde fois, à travers sa découverte du terrible acte de numerus clausus qui avait rayé son père du barreau de Paris, en tant que juif, en 1941. Son père avait de surcroît, peu de temps avant sa mort, eu à connaître d’un autre registre d’exclusion, cette fois depuis la communauté à laquelle il appartenait, du fait de ses écrits qui prenaient position à l’égard de la politique de l’État d’Israël. Solal avait accordé valeur interprétative à cette découverte, relativement au choix de ses voies d’inscription comme analyste, en renonçant une seconde fois au statut de médecin des hôpitaux. Y revenir l’amène aussi à une lecture après-coup de la crise d’École susmentionnée, sur le mode d’une répétition qui la concerne directement : « De la même façon, j’avais été presque bannie de la communauté́ analytique à laquelle j’appartenais à cause d’un écrit que j’avais commis, et j’étais devenue muette. » Et c’est alors qu’elle écrit : « La ligne de partage des eaux entre écrits et paroles rencontre d’étranges refus ».

Solal situe donc différents moments dans le choix de devenir, ou de rester, analyste. Laissant entendre : ni une fois, ni deux fois, mais un certain nombre de fois. On peut sans doute y compter cette mise en écriture d’après -coup, comme un « dire ce qu’elle pense » qui s’est écrit aussi en passant par un symptôme. Et elle réalise par là-même un passage rare : depuis un moment d’exaction brutale, elle réalise un tour de lecture qui en vide littéralement la jouissance, ou la douleur, en y liant l’articulation de son propre symptôme.

Le « dire ce qu’on pense » vient ainsi s’embrancher sur – je prendrai la liberté de le nommer ainsi – le symptôme de l’analyste. Que faire quand l’institution (ou quelque « un » dans l’institution) non seulement ne soutient pas le travail analytique, mais l’entrave considérablement, l’empêche, le bloque, plus ou moins violemment (ce qui ne manquera pas de continuer à survenir) ? Tout va à rebours, n’est-ce pas, dans le sens de retrouver la pente du symptôme, voire de l’accentuer. Eh bien, l’une des choses à faire est peut-être bien de se laisser « symptômer » – en fonction d’une certaine capacité à attraper le transfert, à attraper le symptôme. Avec ce qu’il en résulte d’un travail supplémentaire pour l’analyste (travail qui, répétons-le, est volontiers barré par les versions historicisantes de la psychanalyse) : ouvrir sur les processus du refoulé et du démenti, au croisement d’une vérité subjective et d’une vérité de l’institution.

Ajoutons que ce bref commentaire est émis par une collègue d’une génération suivante, n’ayant eu affaire ni la personne de Lacan, ni à sa voix. Il s’ensuit, me semble-t-il, tout un train de conséquences quant aux articulations entre les dimensions de la pratique, des institutions et du politique. Or le livre de Solal Rabinovitch ne m’en parle pas moins, il ne m’en parle sans doute que mieux : là où la question du symptôme de l’analyste fait lieu, ou plutôt croisement, pour une relance de la question analytique.

Patricia Janody
Psychiatre, psychanalyste.


[1]Dans La folie du transfert, Solal Rabinovitch répond ainsi à la question de « elle » qui demande si son analyse est finie : « Question à laquelle, comme à chaque fois, l’analyste ne peut pas se dérober. Il est requis de répondre, il est requis de dire ce qu’il en pense. Il est donc requis de savoir ce qu’il en pense. Tâche qui n’est pas mince car s’il est situé, comme dit Lacan, au lieu du « je ne pense pas » il ne peut pas pour autant faire appel au « je ne suis pas », sauf à se dédire du transfert » (La folie du transfert,  p 144).

1 Comment

  1. Bravo et merci pour cette analyse profonde et lumineuse de ce « petit livre »d’une remarquable densité dans lequel Solal Rabinovtch parvient à nouer politique, éthique et pratique de la psychanalyse d’un point de vue où se croisent subjectivité et regard critique sur l’histoire du mouvement psychanalytique qui l’a affectée et auquel elle a participé activement.

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