Nicole Yvert Coursilly | « Accomplir la promesse de l’aube » et « Vous qui savez ce qu’est l’amour »

Éditions des Crépuscules 2017 et 2020

« l’énergie est un vide entièrement disponible.
L’acte s’apprend uniquement dans ce vide [1] »

Témoigner de son travail, analyser ses mécanismes, l’éclairer par ce qui peut s’apprendre de Freud, de Lacan, d’autres psychanalystes – Bion, Bolas, Winnicott, Davoine et Gaudillière, Zaltzman, Aulagnier, etc. – mais aussi par ce qui peut  s’apprendre de la littérature, de la philosophie et plus particulièrement de la pensée chinoise, tient pour Nicole Yvert Coursilly d’une exigence indissociable de sa pratique clinique, laquelle constitue « l’effet vérifiable » de la psychanalyse, dit-elle déjà dans son premier ouvrage Accomplir la promesse de l’aube.

N’y-a-t-il pas là un cheminement qui force notre curiosité ?

Il s’agit pour Nicole Yvert Coursilly de devenir pure présence au corps de l’enfant.

Cette position, fruit de ses observations et fruit de sa position clinique, a la qualité d’une position éthique et humanisante. Ce n’est pas pour rien qu’elle reprend à son compte les avancées de Nathalie Zaltzman sur le travail de la culture Kulturarbeit «  ce processus psychique qui commence dès l’aube de la vie psychique de l’humanité et de chaque individu est par son tissage entre l’unique et l’impersonnel ce garant narcissique minimal »[2]… Ce qui fait autorité pour l’autrice est ce processus psychique qui commence dés l’aube, «  accomplir la promesse de l’aube », celui garant d’un narcissisme minimal, pré-objectal, an-objectal, celui de l’espèce humaine, celui d’une certitude minimale d’existence pour autrui.[3] »

Cette position est-elle équivalente à celle du lebenmensch décrite par Freud ou contient-elle une autre logique, celle d’après l écroulement de ce qui assurait à chacun, à son insu, inconsciemment, la certitude d’un pacte entre l’homme et lui-même, et les autres ? Dans la mesure où cet écroulement fait désormais partie de chacun, il fait partie de la réalité humaine. Si tel est le cas,  ne s’agirait-il  pas tant de secourir que de travailler au racines fondatrices telles qu’elles tiennent chacun à l’ensemble humain ?

L’autrice conçoit le transfert comme expérience engageant l’être de l’analyste. Le terme d’expérience est choisi délibérément en opposition à celui d’expérimentation. Non reproductible, l’expérience peut néanmoins être partiellement transmise ce qui oblige à se confronter à la question de l’écriture :
« Puisque la clinique est le lieu de la recherche, écrit-elle en terminant son livre, il faut trouver une écriture qui assure la transmission de cette discipline – et non son enseignement – c’est-à-dire une écriture qui soit effective, qui soit un acte créatif à la mesure, à l’image de l’acte analytique ; une écriture qui engendre chez son lecteur une expérience de lecture »[4]

C’est ce que l’on sent dans la démarche de l’écriture de son livre : une certaine liberté chercheuse, un texte court, une simple note voisinant un chapitre plus conséquent, une reprise d’un texte paru dans un ouvrage antérieur. Un mouvement créatif en marche, la présence d’un souffle à la hauteur de celui qui se déploie dans ses rencontres avec les enfants. Il ne s’agit pas de n’importe quel enfant même si tout ce qui est vécu pourrait l’être avec tout enfant, il s’agit d’enfants ayant traversé des vécus extrêmes.

Je suis frappée combien cette expérience de proximité du terrible nécessite du beau comme possible, en tous cas pour celui qui accepte de se mettre dans cette zone du vécu de l’enfant. Le livre de Annie Franck Entrelacs, paru chez le même éditeur, en témoigne. Annie Franck choisit d’écrire sur la page de gauche le déroulé de sa rencontre clinique et sur la page de droite le déroulé de ses rencontres d’ œuvres picturales.  Vous qui savez ce qu’est l’amour  s’ouvre sur une peinture. Cette écriture au plus près de la détresse ne cherche-t-elle pas  la figurabilité qui, elle, pourrait dire à sa manière, et peut-être encore plus, cette proximité d’une épreuve et du beau ?

Fonction éthique et esthétique de l’écriture.

Nicole Yvert Coursilly se montre tendue par « l’effort de déchiffrer le message transmis par le corps du bébé. Le corps du bébé est porteur d’un texte en attente d’être lu[5]. » Oui quel type de texte ? Comment le lire ? Cela vous ramène à l’un des berceaux de la civilisation : la naissance de l’écriture dans la civilisation chinoise. Une écriture qui n’en est pas une. IL s’agit plus précisément d’une langue graphique. « Il se trouve qu’en Chine une coupure est à même son langage : il existe bel et bien deux langues conjointes, intimement liées, la langue graphique et la langue sonore. Deux langues qui ont chacune une origine indépendantes l’une de l’autre. La langue graphique serait née de la divination, de notations chamaniques non destinées à être lues. C’est  une langue faite de pictogrammes… » Il ne s’agit pas d’une transcription d’une langue orale. Il y a dans ces traits que le devin interprètent une primauté et une indépendance d’avec la langue orale. Ces dessins stylisés qui sont autant d’unités graphiques indécomposables ne transcrivent pas la langue orale. « Penser en langue chinoise revient à penser en pictogrammes, en images, qui ne disent pas autre chose (puisque nulle lettre), qui indiquent en traits brefs des mouvements reliés à des situations vécues, physiques et psychiques[6] »

Des traits qui indiquent un mouvement. Le corps de l’enfant avant de nous donner à lire nous indique.

Cette langue graphique  n’est pas sans  évoquer la langue des signes, cette calligraphie libérée, aimantée vers l’autre, d’une énergie vibratoire.

Énergie vibratoire justement chez ceux-là qui n’ont pas le son ni la parole mais qui ont l’énergie vibratoire comme celle de l’eau.

A l’avant-dernière page, on peut lire que la psychanalyste s’est appuyée sur cette sagesse millénaire qui authentifie le recours à cette langue de l’existant, en deçà de celle du désir, celle du narcissisme minimal ?, qu’enfant elle aurait parlé. Ces mots entrent en résonance avec ceux qu’elle trouve pour les bébés traumatisés, mal accueillis, mal venus.

Une question se forme, qui reprend une citation de Nancy Huston dans Bad girl  « Qu’est-ce qui vous permet de continuer ? […] c’est le son qui va et vient comme l’eau parmi les pierres. L’eau est son, la pierre, silence.  L’eau te sauve. La pierre te tue. Rien ne te fera plus peur que l’immobilité. Le mouvement du monde qui freinerait, ralentirait, s’arrêterait, les gens qui resteraient de pierre.[7] »

Ainsi c’est le son qui permet de continuer. Nicole Yvert Coursilly en nous mettant sur la piste de la Chine nous a, sans le savoir, mis sur la piste de ce son. La Chine nous donne un étonnant accès à ce son qui n’est pas que sonorité d’une lettre mais sensorialité de la voix.

Elle est allée chercher un lointain qui lui permette le plus proche parce que ce lointain préconise le flux. Plus exactement le lointain de la pensée chinoise, comme le fait remarquer une psychanalyste et sémiologue passionnée par la Chine, Julia Kristeva,  « chez laquelle le notion d’âme n’existe pas ni la notion de subjectivité se transférant à une altérité, mais à partir de celle d’une « efficacité communicative », invisible, découlant de l’appartenance humaine au tao. Capacité céleste, interne à la processivité naturelle[. .] Le corps est pensé en terme de « ma forme actualisée ». C’est dire que la notion de corps est graduelle, et qu’elle apparaît comme une modification continue. Sans « essence », sans individuation, il n’y a pas non plus de concept de « matière », mais de « matérialisation » par concrétion continue, intégrant la mort elle-même. [8]» « On saisit alors ainsi que dans cette dimension processive de l’existence, le deuil tragique n’a pas de place, puisque la mort elle-même nourrit la vie du corps processuel (F. Jullien).

Je m’appuie sur cette conférence de Julia Kristeva de 2009 à Pékin. « Les« énigmes » de l’expérience chinoise ne peuvent se laisser appréhender, dit-elle, que si le discours interprétatif devient capable d’aborder  l’indissociable appartenance du sens du langage à  la fois à la musique (langue à ton) et au geste (c’est-à-dire au corps).

Je voudrais souligner, ajoute-t-elle, un autre aspect de l’idiome chinois qui enrichit encore davantage sa fluidité : sa musicalité qui, comme celle d’autres langues (comme le vietnamien par exemple) conserve et développe l’empreinte des capacités pré-linguistiques de l’infans dans lesquelles s’est déposée la trace du lien précoce mère-enfant.[9]

La sémiologie contemporaine connaît cette temporalité du nouveau-né qui n’est pas encore un sujet parlant, mais qui fait sens avec ses intonations-vocalises-écholalies, avec du sémiotique selon ma terminologie ; mais qui n’est pas encore capable de construire une signification avec des phonèmes, morphèmes et syntaxe, qui n’a donc pas de performance symbolique toujours selon ma terminologie.

Tout enfant, de quelque langue que ce soit, développe du sémiotique ; mais seule la langue tonale conserve et déploie cette capacité sémiotique en l’intégrant dans le symbolique, en la rendant signifiante dans la communication linguistique. Si je dis « table », en français, avec une intonation montante ou descendante, cela signifie toujours « table » ; mais si je dis « ma » en chinois avec une intonation haute, montante, descendante ou légère, le mot change de sens : « mère », « cheval », « gronder », on ne compte pas moins de dix-sept significations diverses en ajoutant le graphisme.  Seule la langue tonale porte les traces de l’interdépendance précoce mère-enfant et les intègre, les transfère ou les « socialise » dans l’usage adulte.

L’écriture elle-même, imagée à l’origine, puis de plus en plus stylisée, abstraite, idéogrammatique, préserve son caractère évocatif, visuel et gestuel. Une mémoire du mouvement est exigible, en plus de la mémoire du sens, pour écrire en chinois. Elle s’ajoute à la phonétique pour donner des sens différents à la même syllabe avec le même ton. Les composantes du graphisme relevant de couches psychiques plus archaïques que celle du sens syntaxique-logique, l’écriture chinoise pourrait être considérée comme un dépôt inconscient sensoriel dont le sujet pensant en chinois ne serait jamais définitivement coupé, et qui est le laboratoire par excellence de ses évolutions, de ses innovations, et de ses résurrections. »

Ces précisions de Julia Kristeva contribuent, me semble-t-il, à nourrir les profondes intuitions de Nicole Yvert Coursilly.

Le plaisir  que j’ai éprouvé à lire ces deux ouvrages ne vient-il pas du fait que, sans le savoir, l’autrice, dans sa réceptivité aux tous petits, aurait tenté de rester au plus près de son « inconscient sensoriel »

Pascale HASSOUN
Psychanalyste, membre du cercle freudien. Séminaire sur la conduite de la cure. Collabore à la formation du Centre Psychanalytique de Chengdu (Chine). Membre fondateur de la revue Che Vuoi?. A dirigé « l’envie et le désir » éd. Autrement. Derniers articles parus : « l’hospitalité au risque de l’hostile », « Devenir un homme », « Renaître au trauma », « Seulitude ».


[1]Tchouang-tseu in Jean-François Billeter, Etudes sur Tchouang-tseu, Allia, 2004

[2]Zaltztman Nathalie, De la guérison psychanalytique, ed  PUF, p.17

[3]p.17

[4]p. 81

[5]Je souligne l’un des axes principaux

[6]Monia Ma, « Yin et Yang, le processus de séparation chez le tout-petit, lecture chinoise d’un passage du Fort-Da, Le Coq Héron n° 237

[7]p.78. Les italiques sont de nous

[8]    Julia Kristeva  « La rencontre de la culture occidentale et de la Chine moderne : un dialogue est-il possible ? »   Colloque organisé en 2009 par la Fédération Européenne de Psychanalyse et le Comité Chine de l’IPA

[9]Je souligne

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