L’Invité : mardi 11 juin 2002

Olivier GRIGNON pour son livre "Le corps des larmes" Editeur : Calmann-Lévy Présentation par Francis Cohen

 

« Le Corps des larmes » Le livre d’Olivier Grignon est un livre important qui mérite qu’on s’y attarde. Un ouvrage complexe qui parcourt tous les champs de la psychanalyse, la psychanalyse freudienne relue par Lacan. Olivier Grignon témoigne de sa maîtrise de la théorie, il fait confiance au lecteur, procède souvent par allusions, par touches cursives, et dégage ainsi l’essentiel. Pour avoir recours à ses propres catégories, il s’agit d’une réflexion singulière et non pas d’en rajouter du côté de l’universel. Il subjective intensément la théorie s’engage et touche ainsi à un genre d’écriture spécifique, celui du manifeste.
Manifeste du Parti Communiste, Manifeste Surréaliste, Dada…et bien d’autres. Cela suppose un souffle, du désir et une méthode d’où cette série d’interpellations qui organisent le projet, définissent une sorte de programme. Par là, il accède au performatif, l’écriture est déjà dans l’acte, soutenue par une rhétorique rigoureuse, souvent brillante où abondent aphorismes et paradoxes, ainsi : « La seule raison de faire payer les séances manquées c’est que c’est injuste. » Ou « le principe de plaisir est au service de l’ordre bourgeois. »

Donc « Le corps des larmes » d’abord, en couverture, revenons à ce beau nom qui donne le ton et connote du côté de Georges Bataille et ses « Larmes d’Eros. Plus loin à l’intérieur, plus intime, le sous-titre « La douleur d’exister » plus explicite ramène au corpus, le texte de Freud. Après le travail du rêve le travail du deuil, « Deuil et Mélancolie ». Lacan reprend le fil avec son Séminaire « Le désir et son interprétation », lors des séances consacrées à Hamlet, par exemple, qui balisent un carrefour entre la mélancolie, le fantasme et la formation des analystes.

Cet axe de la mélancolie traverse et organise les très larges champs envisagés par O.Grignon.. Il irait de la « forclusion de la mort » comme trait de la modernité, à la question de la passe dans les sociétés d’analystes, en passant par le masochisme, la pulsion de mort, la réaction thérapeutique négative, la place centrale de la mélancolie dans la théorisation de Lacan et par delà, toute la question du symbolique, dont les abus ou la perversion sont dénoncés comme « théologisation du symbolique. »

L’écriture de ce livre découle d’une pratique et obéit à un agencement qui s’avère rigoureux dans l’après coup. A l’emboîtement des lectures, Grignon qui lit Lacan qui relit Freud, répond l’emboîtement successif des concepts qui s’interpellent. L’analyste est toujours convoqué dans l’actuel et le concret, des prises de positions cliniques nombreuses et très éclairantes qui s’enrichissent également des débats « fraternels » avec d’autres auteurs tels G.Haddad (la psychose inversée) ou J.P.Winter (l’hystérie masculine).

De même, des références encyclopédiques illustrent de quelles affinités s’est tissée cette toile théorique originale. Tous les arts sont convoqués, la littérature, et pas seulement l’entrecroisement de la trilogie Bataille, Blanchot, Paulhan à la modernité incontournable, avec la psychanalyse, mais tant d’autres plus inattendus, comme Thomas Mann avec « Joseph et ses frères » ce roman de la genèse et de filiation, qui interroge l’origine de la structure. Et puis, la peinture abstraite, la musique atonale, le jazz, la chorégraphie (O.Dubosc). Le cinéma aussi, comment ne pas citer ici « La Fureur de Vivre » ce contrepoint à la « douleur d’exister », qui permet de revenir sur le principe de déresponsabilisation dans lequel s’est complu la psychanalyse aux Etats-Unis. Sans oublier certains aspects du sport contemporain, la glisse et le saut à l’élastique. Choix du risque, choix révélateurs, risque et responsabilité, lestent l’analyste quand il « ne s’autorise que de lui-même. »

Cette leçon manifeste du livre résonne avec un constat désolé : « Il n’y a plus de communauté analytique ni de maître digne de ce nom ».

Elle débouche sur quelques perspectives. Sur les modes d’expression que la psychanalyse emprunte, ainsi la croissante circulation des livres institue-t-elle une communauté inavouable des auteurs ? Sur les avancées cliniques que pourrait aménager la traversée du paradigme mélancolique ? Sur sa laïcité maintenue par la séparation d’avec toute reconnaissance publique d’un statut ? Sur la construction d’une métaphore paternelle moins étouffante à laquelle s’oppose peut-être le monothéisme même envisagé comme stade suprême de l’athéisme ? Enfin ne pas oublier l’obscur objet de la transmission, esquissé en couverture « Les Ménines », l’infante si touchante, les variations de Picasso qui rivalise avec le vieux Maître Velasquez, et presque en même temps et à propos de la même œuvre, la confrontation de Lacan et de Foucault.

Faut-il alors supposer que la pulsion scopique exerce une prise élective sur la pulsion de mort, l’intrique-t-elle ? La théorie de la sublimation reste à faire.

Francis Cohen

 

   
     
     
     

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