Pierre Delion | Oury, donc

érès éditions, 2022

Article rédigé par : Monique Zerbib

Ce petit ouvrage de 163 pages est non seulement un hommage vibrant et personnel de Pierre Delion au médecin psychiatre et directeur de la clinique de La Borde, Jean Oury, comme l’annonce le titre Oury, donc en écho au livre de Jean Oury Il, donc, il offre aussi un vaste panorama du monde psychiatrique d’avant garde qui a, depuis la guerre et à la suite de Tosquelles à Saint Alban, choisit de repenser le soin aux patients et à l’institution, de l’humaniser, en commençant déjà par assurer leur survie, ce qui n’avait pas, hélas, été le cas pendant toutes les années de guerre où des centaines de patients sont morts faute de pouvoir manger dans les hôpitaux de France et de Navarre.

Pierre Delion ne mâche pas ses mots et s’il prend son bâton de pèlerin, comme il le disait lui-même en présence de Patrick Faugeras, lors une conférence organisée par les éditions Eres, par  zoom, le 7 novembre 2022, c’est parce qu’il y a urgence. Urgence à penser la débâcle actuelle en psychiatrie, entre autres, urgence à transmettre et à soutenir le moral de ceux qui désespèrent de voir la déshumanisation qui règne dans les hôpitaux, dans la conception actuelle du soin en psychiatrie et dans le domaine de la relation humaine en général. Et il dédie son livre « à tous les soignants qui continuent, malgré ces temps troubles de la psychiatrie, à œuvrer pour que vive le mouvement de psychothérapie institutionnelle… »

Malgré la sentence radicale de Maldiney à Angers en 1999 : « L’homme est de plus en plus absent de la psychiatrie, mais peu s’en aperçoivent parce que l’homme est de plus en plus absent de l’homme. »(p.72), Pierre Delion ne veut pas s’abandonner au pessimisme et à l’inaction et il nous rappelle à sa façon que nous avons heureusement encore la fameuse boîte à outils indispensable pour ceux et celles qui veulent penser avec humilité la complexité du travail avec les patients psychotiques. En ce sens, il recommande de ne jamais oublier de se poser la question si chère à Oury, question éthique par définition : « Qu’est-ce que je fous là? », c’est à dire « à quoi je sers? A qui je sers?  Comment puis-je servir ? ». (p.15) Et ce qui est en jeu, au cœur de ces questions, c’est de se demander si « ce que nous faisons change vraiment quelque chose à la trajectoire des gens qui viennent nous voir ». On s’en doute, avec Oury, la rencontre avec les groupes de soignants ne consistait pas à se congratuler du travail accompli mais d’oser parler de ce qui n’allait pas.

Sur un plan institutionnel, les maîtres mots sont, pour les résumer : Collectif de soignants et de patients, travail d’équipes, réseau, transversalité, constellations transférentielles et clubs thérapeutiques, en un mot tout ce qui permet à la psychothérapie institutionnelle de fonctionner. Ces outils conceptuels et pratiques, Jean Oury n’a eu de cesse de les interroger, pour ainsi dire de les labourer, de les faire résonner dans sa clinique et de les transmettre pendant des années à ceux et celles qui ont eu la chance d’aller l’écouter chaque samedi à La Borde ou le mercredi à Sainte-Anne dans le célèbre séminaire que Jean Ayme, son ami, avait organisé pour lui, une fois par mois, dans l’amphi Magnan.

Ces séminaires, à la fois fascinants et stimulants, n’étaient pas de simples conférences magistrales mais l’expérience partagée d’un homme qui prenait le risque de donner à voir et à entendre une pensée en marche, se développant peu à peu (le logos par définition ) et s’ouvrant sur des champs inattendus, non convenus. Ceux-ci offraient l’occasion d’appréhender une autre réalité moins visible a priori mais plus profonde, sous-jacente, plus complexe, plus exigeante sur un plan métapsychologique, éthique, politique au service de l’humain et des êtres en souffrance psychopathologique, en particulier. Sur le fil tendu de sa pensée, l’auditoire le suivait comme un seul homme dans un silence nourri par l’interêt suscité.

La richesse de son discours convoquait sans hiérarchie les sciences, les arts, la philosophie, la linguistique, et bien sûr la psychiatrie sans jamais la dissocier de la psychanalyse et du politique. Delion mentionne à ce propos « le concept que Tosquelles avait emprunté à un belge, E. Dupréel : celui de rapports complémentaires, intéressant pour décrire les nécessaires complémentarités,  autour du malade mental, pour lui procurer une fonction phorique (Delion) suffisante. »(p.77)

Ce qui est remarquable dans le récit du parcours intellectuel et du travail clinique et métapsychologique de Jean Oury, c’est non seulement la polyphonie savante de ses séminaires  mais aussi et cela en est conjoint, les références aux collègues et amis avec lesquels il a pu réfléchir, converser, discuter sans relâche et sans complaisance, en reconnaissant les apports de ses maîtres et de ses pairs, sans pour autant éviter la controverse.

Et les gens qui ont compté pour lui sont légions. Je n’en citerai que quelques uns, à commencer par Ajuriaguerra pendant ses études de médecine et bien sûr François Tosquelles en 1947 – rencontres essentielles dans son parcours de jeune psychiatre-. C’est avec Jacques Lacan qu’Oury choisira de faire son analyse et « sa fidélité à son œuvre sinon à sa personne sera sans faille ».(p.36)

Comment ne pas citer aussi Jean Ayme, Roger Gentis, Jacques Schotte, Horace Torrubia, Hélène Chaigneau, Félix Guattari et Philippe Rappart, ces psychiatres, collègues et amis qui ont cheminé avec lui pour former cette solide constellation transférentielle, intellectuelle et amicale qui a permis à tout un réseau d’institutions hospitalières de bénéficier « d’une psychiatrie à visage humain » pour reprendre le titre d’un célèbre livre de Pierre Delion.

Dans le chapitre « Lire Oury », si Delion poursuit avec détermination son projet pédagogique au service de son lecteur, en passant en revue la plupart des nombreux livres de Jean Oury, c’est pour mieux décliner les différents concepts de la psychothérapie institutionnelle et leur utilité, voire leur nécessité pour s’aventurer sur « l’océan de la folie » (p.80).

Ce vaste chantier théorico-pratique a trouvé comme on le sait, son lieu d’élection avec la clinique de La Borde, fondée en 1953 par Oury, « dans des conditions extraordinaires ». Et l’auteur ajoute que « cette clinique est elle-même extraordinaire », sa réputation quant à l’accueil et le traitement des patients au long cours rayonne toujours, tant en France qu’à l’étranger, cinquante ans après.

Parmi les livres présentés, Delion s’attache particulièrement à quatre d’entre eux:

Psychiatrie et Psychothérapie Institutionnelle, composé de 24 textes écrits entre 1955 et 1975 est « l’ouvrage de base pour comprendre les concepts d’Oury ».

À quelle heure passe le train ? Publié en 2003, « sorte de dialogue socratique avec Marie Depussé » au cours duquel Delion excelle à décrire le regard à la fois réaliste et poétique que les deux auteurs portent sur le monde de la psychose en insistant sur le concept de Transversalité cher à Guattari et sur l’indispensable prise en compte des aliénations mentales et sociales.

Préalables à toute clinique des psychoses, magnifique entretien avec Patrick Faugeras, paru en 2012, dont les points d’orgue sont « la poétique de la présence » et « l’incontournable travail sur l’ambiance pour aider le patient à sortir de son engourdissement. »

Les symptômes Primaires de la Schizophrénie paru en 2016, texte de son séminaire donné à la

Faculté de psychologie de Paris, dans lequel Oury insiste sur la place centrale de la psychanalyse car il est absolument indû pour lui de séparer psychiatrie et psychanalyse. Saluant au passage l’apport de Bleuler, Il y développe également le concept de « transfert dissocié ».

Enfin, toujours dans ce souci de précision toute pédagogique, Delion reprend dans un dernier chapitre les  concepts- clefs égrenés au cours de son livre, pour mieux en définir leur histoire, leurs contours et leur profondeur en commençant par l’importance des Clubs Thérapeutiques pour finir sur la fonction -1…

Ce livre Oury donc, nous enseigne et nous transporte car Delion, outre cette volonté de transmettre au jeunes générations, ne se prive pas de donner à sa plume un envol tout personnel à la fois enthousiaste et poétique pour honorer la mémoire de celui qui « l’a aidé à devenir ce qu’il est » et qui fut un « praticien-philosophe de l’action » profondément humain et modeste, toujours aussi pertinent pour nous aujourd’hui.

Le livre de Pierre Delion est une mine, une histoire de l’âge d’or de la psychiatrie et un manuel pour celui ou celle qui veut découvrir ou approfondir ses connaissances, sa réflexion et sa clinique grâce aux multiples invitations à lire non seulement les œuvres d’Oury mais aussi ceux de ses contemporains avec lesquels il a su converser tout au long de sa vie.

Monique Zerbib. Psychologue clinicienne, anciennement attachée á l’EPS de Maison Blanche, psychanalyste, membre affilié de la Société de Psychanalyse Freudienne, participant aux associations Oedipe Le Salon et Pandora. Auteure de divers articles sur psychanalyse, art et littérature, coréalisatrice des numéros de la revue Chimères : les Paradoxes du Rêve, Avec Édouard Glissant et Folies en Partage.

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