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Le livre que nous propose ce soir Roland CHEMAMA, « DEPRESSION, LA GRANDE NEVROSE CONTEMPORAINE » se veut au cœur d’une actualité marquée de cette réflexion sur les modalités de notre malaise dans la civilisation. La dépression est un signifiant majeur de ce malaise contemporain. Remarquons le soin qu’a pris l’auteur d’intituler son travail « dépression » réservant ainsi l’article défini au terme de « névrose » tel qu’il apparaît dans le texte de Lacan sur les complexes familiaux. Ce signifiant majeur du malaise contemporain – « dépression » – est le paradigme de la capture de la santé mentale des individus par l’économie dite libérale. On le sait, c’est l’industrie pharmaceutique qui en soutient la « pertinence » dans son discours de la science – le DSM – pour extraire des sujets une plus-value capitaliste. La découverte de la chimie antidépressive a créé de toute pièce une entité clinique dans un but strictement mercantile : Vous êtes dépressif ! Consommez ! L’ordonnance médicale devient un ordre ! En contrepoint à cette survaleur capitaliste, la dépression, dans la forme de la mélancolie, est sublimée en œuvre d’art, comme la récente exposition au Grand Palais l’a démontré, allant de l’acédie à la dépression en passant par le spleen. Les œuvres d’art exposées ainsi que leurs commentaires nous ont ainsi fait sentir le nouage serré entre l’acte créateur, les impasses personnelles de l’artiste et les conditions du lien social d’accueil de l’œuvre. Il y a là, en quelque sorte, la preuve par le Beau que l’évolution du vivre ensemble – le lien social – c’est-à-dire l’évolution dans le temps du malaise est une riche source productive : Nouvelles œuvres d’art, nouveaux symptômes, nouvelle sémantique et, comme aujourd’hui, « nouvelle clinique ». Roland CHEMAMA, dans son livre, ne manque pas de nous convier au musée contemporain en rappelant les œuvres « immondes » de Gina PANE, d’ORLAN ou de David NEBREDA. Jean CLAIR, maître d’œuvre de l’exposition du Grand Palais, écrivait ailleurs : « On pourrait se demander si la scatologie très présente dans l’art actuel n’est pas profondément mélancolique » Question, bien sûr, de l’objet dit « a ». Mais si Roland CHEMAMA, à son tour, s’empare du mot « dépression », c’est pour le mettre à l’épreuve clinique et théorique de la psychanalyse. On sait le travail de Charles MELMAN et de Jean Pierre LEBRUN pour dégager une « Nouvelle Economie Psychique » susceptible de rendre compte des nouvelles formes du malaise. On sait aussi, et Roland CHEMAMA se place dans cette lignée, que Jacques LACAN, dès 1938, en annonçait le vif. Dans son article « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », constatant le déclin de l’imago paternelle, LACAN parlait de « la grande névrose contemporaine » (Autres Ecrits, pp 61). L’enseignement de LACAN pourrait, en effet, s’inscrire sur cet axe – de l’imago paternelle aux Noms-Du-Père – qui constitue également le fil du travail de Roland CHEMAMA aux prises avec ces nouvelles formes cliniques. Un mot d’abord sur la forme : le plaisir à lire est vif, aisé, le trait rapide, précis. Après avoir utilisé une forme dialoguée dans son ouvrage précédent « Clivage et modernité » (et pour lequel le livre de ce soir est une suite naturelle), Roland CHEMAMA convoque le même interlocuteur dans la fiction d’une correspondance. Je dois souligner combien celui-ci se révèle « attachant » ; il ressemble à s’y méprendre à ces mondains qui côtoient si souvent les psychanalystes : attentifs, pertinents, un rien « pinailleurs » on finit toujours par avoir violemment l’envie de leur conseiller ce à quoi ils se refusent avec le même empressement, d’aller faire une analyse… Alors, « dépression », c’est quoi ? Je vais faire un tour rapide du livre pour en rassembler – certes un peu artificiellement – quelques traits autour de l’idée centrale que propose Roland CHEMAMA d’une « clinique contemporaine », à savoir une clinique individuelle en tant qu’elle s’articule à une clinique sociale. Je dirai d’abord qu’il s’agit là d’une clinique de l’action : L’évitement radical du désir que repère Roland CHEMAMA assigne le dépressif à l’impuissance, à l’ennui, au désinvestissement de l’autre et ses réalités. Le vide qui le traverse le contraint à se présenter comme nul, inexistant, « comme une merde ». Et si l’inhibition est le fait cardinal de la dépression contemporaine (à la place de la classique « douleur morale ») on pourrait, avec Alain EHRENBERG signaler l’importance prise aujourd’hui dans la société par les impératifs prônant l’initiative individuelle (avoir un projet, passer un contrat, être autonome, montrer ses motivations) toujours en prise avec l’activisme économique libéral « au détriment » des valeurs collectives traditionnelles, certainement pas moins impératives, mais non liées aussi fermement à cette promotion de l’agir. Scott FITZGERALD écrivait dans « La fêlure » (qui raconte l’odyssée de sa dépression) : « Ce que je viens d’éprouver a son parallèle dans la vague de désespoir qui a balayé le pays quand la Prospérité a pris fin ». C’est une clinique du temps : « le dépressif ne veut pas donner au passé un sens nouveau en fonction d’un avenir », écrit Roland CHEMAMA ; il tient fermement à ce que toute répétition soit retour du Même, pervertissant ainsi radicalement le fait névrotique de la répétition en tant que la névrose se spécifie d’une forme de la répétition incluant toujours un écart, un clinamen. A ce titre, le dépressif éprouve la temporalité dans une discontinuité, une série d’instants présents qui échouent à fabriquer une histoire, un sens, un projet. Roland CHEMAMA nous rappelle que c’est là une caractéristique de notre lien social actuel. Dépersonnalisation, déréliction, auto mutilation en sont les effets possibles, inquiétants. C’est ensuite une clinique de la parole : Comment parler, interroge le dépressif (et non pas « à quoi bon ») quand toute adresse se dérobe, quand le temps s’enroule autour d’une thématique du même, quand prendre la parole dévoile la vanité identificatoire qui l’habite. Là encore Roland CHEMAMA met en avant un trait de notre modernité : « en somme, écrit-il page 62, il s’agirait moins, dans les symptômes de notre modernité, d’une dimension sexuelle qui serait refoulée de la parole, mais d’un refoulement qui porterait sur la possibilité de l’énonciation comme telle », et, quelques lignes plus loin, « La parole, on peut dire qu’il n’a pas le courage d’y croire ». Je pense que nous allons reprendre tout cela. Si l’on suit l’auteur, alors c’est la conduite de la cure qui est interrogée ainsi : comment proposer la prise de parole à celui « qui n’y croit pas » ? On entend ici combien la « nouvelle clinique » vient interroger le cadre, et en particulier les modalités de mise en place d’une cure. Dépression, c’est une clinique de l’objet : Je vais être assez expéditif mais c’est avec le souhait que nous allons revenir sur ce thème. Ce à quoi le dépressif a affaire c’est à un objet (a) qui « n’est plus non spéculaire », un objet qui fait irruption dans la réalité, sans ses voiles coutumiers, un objet qui menace d’invasion le monde déserté du dépressif. Cliniquement vient alors la question de la distinction entre dépression et angoisse. Bien sûr, il faut évoquer une clinique du Père et du signifiant phallique : LACAN nous a appris à distinguer les 3 champs – Imaginaire (imago paternelle), Symbolique et Réel – où situer l’instance paternelle. Si nous lisons bien, le dépressif- suivant en cela la problématique du lien social moderne – voit se déprimer, s’effacer l’efficace symbolique du Nom du Père. Bien sûr, c’est la question du devenir de ce signifiant qui est au cœur de ce travail et conduisant l’auteur à réfléchir, clinique et théorie, à la pertinence du concept de forclusion. Il faut souligner l’insistance de Roland CHEMAMA pour dégager la dépression de toute structure névrotique : Si la névrose, explique-t-il, se structure d’être produit du désir et de son refoulement, alors la dépression n’est pas une névrose, ni un symptôme, car il n’y a pas conflit (désir/refoulement) mais déficit, insuffisance : Un signifiant manque à sa place, signant là un trait propre au mécanisme de la forclusion. Mais, d’un autre côté, il n’y a pas psychose, et dire d’un dépressif qu’il relève d’une personnalité « borderline » ne fait que renvoyer à l’opacité de supposée structure ; Roland CHEMAMA propose alors l’idée d’une « forclusion partielle ». La pertinence de cette formule oxymorique est, me semble-t-il, à questionner ! Par exemple lorsque Roland CHEMAMA écrit (p 114) : »… le signifiant phallique peut être indisponible pour le sujet déprimé. Ce n’est pas … au sens où il serait refoulé, car cela c’est la condition subjective ordinaire. C’est plutôt qu’il ne peut servir de vecteur inconscient d’un désir. » On comprend bien que la clé de la dépression, selon lui, réside dans l’indisponibilité de ce signifiant phallique. S’il manque, en quelque sorte, ce n’est pas à cause d’une rupture de stock mais bien du fait qu’il n’a jamais été mis en rayon ! Cependant, dans la citation même, on entend aussi combien reste énigmatique l’origine de cette « indisponibilité ». Il semble que c’est FREUD lui-même, analyste de « l’homme aux loups », qui nous met sur la voie. En effet, contraint de penser l’hallucination partielle (du doigt coupé) hors du contexte établi de la psychose, FREUD propose de spéculer l’existence de destins séparés dans un appareil pulsionnel, comme lieu de plusieurs courants psychiques différents. Et c’est bien cette hypothèse que reprend Roland CHEMAMA pour évoquer la possibilité d’une forclusion « partielle » en tant qu’elle n’intéresserait qu’un seul courant psychique et non la structure symbolique dans sa totalité… Voilà qui n’est pas sans poser questions ! Enfin, il en va pour la dépression d’une clinique du lien social : C’est un autre point délicat que celui du rapport entre clinique individuelle et clinique sociale. Les tenants du non rapport (sur le modèle du sexuel ?) et ceux de leur intime articulation font le plus souvent montre de passion. Il me semble pourtant que LACAN – en produisant les 4 discours – nous a livré un appareil de pensée qui nous dégage de la prise de position partisane pour remettre à cet endroit un peu de jeu ( !). Ce qui est en jeu précisément, nous rappelle Roland CHEMAMA, c’est le discours de la science, « envers » du discours psychanalytique en tant qu’il a pour fonction, pour effet, la désubjectivation de celui qui agit, abandonnant l’énonciation pour l’écho désolé d’une parole vide. Le discours de la science ce n’est pas le discours que tiennent les scientifiques, non, c’est cette modalité du lien social qui installe la technique dans les prérogatives du désir et de ses avatars. L’entreprise pharmaceutique est, là encore, exemplaire ; autant dire ici l’intime parenté entre discours de la science et discours capitaliste, discours de la science et positions colonialistes… Roland CHEMAMA se tient quant à lui sur une ligne claire : « Ce qui est vrai, c’est que le sujet dépressif va dire son inaptitude, son incompétence, son incapacité, dans le registre que le social permet aujourd’hui… La clinique individuelle répond à la clinique sociale… C’est bien, le plus souvent, pour répondre à une pathologie sociale que le sujet se remparde d’un symptôme individuel. Mais en même temps il ne peut dire ses propres difficultés que dans le langage des discours dominants, seraient-ils eux-mêmes pathologiques. » (pp 144). Alors, pathologique le discours de la science ? A tout le moins, le sujet, le citoyen, en pâtit au titre de ceci qu’il est disqualification de la parole. Voilà, cette parole, je voudrais qu’elle puisse circuler entre nous et je commence par vous la céder. Serge SABINUS |
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L’Invité : mardi 14 mars 2006
Roland CHEMAMA pour le livre "Depression, la grande nevrose contemporaine" Editions érès Présentation de Serge SABINUS