Dans ce livre de Radmila Zygouris, L’amour Paradoxal ou une promesse de séparation (aux éditions des crépuscules, 2023), c’est d’abord la courte préface de Michel Gentizon, l’éditeur, qui donne le ton : cette « invitation au voyage » nous engage avec enthousiasme à la lecture des six articles de l’auteure publiés ente 1993 et 2012 en France et à l’étranger. La mise en garde de Radmila Zygouris est sans appel « Sans un mirage de flamboyance », la psychanalyse est condamnée à engendrer une «descendance de technocrates ». L’alarme est donnée et ce livre au titre exigeant promet de redonner vigueur à la pensée et à la pratique analytique. L’historique de ces six articles est présenté dans une introduction où sont évoqués brièvement les problèmes de la traduction et de ses effets inattendus sur « les espaces de pensée »et « les paysages psychiques différemment configurés d’une langue à l’autre ».
Mais l’interrogation majeure de cette introduction c’est celle de savoir si la psychanalyse d’hier est « encore apte à recevoir et à traiter les problèmes de nos jeunes contemporains ». Oui, dit-elle à la condition de « lutter contre la dématérialisation et la disparition des ´choses’ » et de prendre au sérieux « la peur de l’avenir et la mort menaçante pour l’espèce humaine ». Mais pour autant elle ne perd pas espoir que la psychanalyse puisse devenir un terreau de résistance à la barbarie contemporaine.
Pour en venir au vif de la clinique, à partir de la scène traumatique qu’il est nécessaire de revisiter, le drame, le tragique et le mythe, en parallèle avec le réel, le symbolique et l’imaginaire sont finement articulés et l’analyste ne peut pas rester en dehors de cette scène, sous peine de laisser le tragique perdurer. Pour dédramatiser il lui faut entrer imaginairement dans cette scène et en ressortir avec son analysant en ayant extirpé l’événement de cette époque atemporelle de la glaciation dans laquelle il se maintenait, l’important étant de redonner au temps sa fluidité. C’est avec deux exemples cliniques percutants que Radmila Zygouris déploie ce qu’elle appelle le transfert renversé. Elle met en œuvre, en reprenant une formulation lacanienne, « la verbalisation irruptive » à laquelle on pourrait ajouter, l’acte manqué de l’analyste révélateur des affects gelés de l’analysant. La lecture de ce chapitre sur « les sortilèges de la scène traumatique », d’une grande acuité clinique donne une idée précise de la profondeur et de l’intensité de ce travail commun entre analyste et analysant pour, non pas dédramatiser, mais dé-traumatiser.
Ce tandem unique n’est pas sans risque pour ce couple analytique et les écueils ne sont pas toujours faciles à éviter. La nature de cette relation « paradoxale » devient un piège pour l’un comme pour l’autre si le transfert n’aboutit pas à une séparation. Ou lorsque l’analyste se prend au jeu de ses propres pulsions. Alors les interdits ne manquent pas d’être transgressés. L’hypocrisie du monde analytique a su y mettre un voile que l’auteure s’efforce de lever. A partir de cette formulation « L’amour paradoxal ou la promesse de séparation », titre d’une conférence donnée à Sao Paulo qui a donné son titre au livre, Radmila Zigouris signe en quelques mots une éthique de la psychanalyse,
À la lumière du célèbre texte de Ferenczi, La confusion des langues, elle rappelle pour ceux qui l’auraient oublié que l’analyste est en place d’adulte – le sujet supposé savoir – et l’analysant en position d’enfant, aussi toute tentative d’autorité, d’emprise, de séduction dans ce dispositif est abus sur personne en situation de vulnérabilité. « Ne pas oublier ce mouvement premier qui engage l’analyste vis-à-vis du patient… ». Ne pas oublier que la psychanalyse doit être au service du patient et non l’inverse », évidence que certains oublient dans leur souci maniaque de protéger le cadre et les règles de l’analyse. « Être ´avec’ le patient est la priorité dans un souci de privilégier le maintien du désir de vivre…quitte à abandonner le rituel… », la présence est essentielle face à la solitude et à l’intrication douloureuse des pulsions de vie et de destructivité.
«´Avec’ pourrait être le maître mot de la pulsion de vie » et pour l’enfant c’est un ´être avec’ intérieur qu’il élabore avec le jeu solitaire de la bobine.
En jetant et reprenant la bobine, l’enfant ne ramène pas seulement la présence maternelle mais tous les flux du monde, leur multiplicité et leurs impacts.
En face la stase mortelle qui gèle et fige le temps du trauma et réduit l’espace.
Toute la fin du chapitre Flux et Stase, en écho avec la philosophie de Deleuze et Guattari est un fervent plaidoyer en faveur d’une psychanalyse qui travaille à réanimer les flux du monde, les flux temporels, les flux sensoriels et érotiques dans la séance et dans l’univers psychique de l’analysant en proie à la stase, c’est à dire à l’enfermement et à la répétition, à une vision rétrécie du monde. Le travail proprement analytique sur les processus psychiques et l’intrication des temps subjectifs n’excluent pas la prise de conscience du monde ambiant et du présent actualisé. Le paradoxe est au cœur de la pensée analytique. L’analyste, « son corps, sa psyché sont des transformateurs d’énergie et des temps » tout en étant le réceptacle de la stase et ce n’est pas le moindre de ses paradoxes.
C’est « L’enfant de la jubilation publié dans la revue Chimères, numéro 37 en 1999 qui nous a permis de lire et de connaître la pensée de Radmila Zygouris. A partir du développement de ses observations sur la soumission, l’affranchissement et la notion de liberté, nous comprenons ce qui l’anime dans sa vision du monde et dans son travail d’analyste. De l’éducation autoritaire et de la soumission par peur du désamour et des crises d’angoisse qu’elle suscite, à la servitude volontaire du sujet adulte, il n’y a qu’un pas. Et ce pas peut-être mortifère pour le sujet comme pour l’humanité.
Heureusement, dit-elle, le désir de liberté est au cœur de l’être humain parce que le petit d’homme ne se construit pas seulement à partir d’obligations, de contraintes d’apprentissage et de castrations, il fait aussi l’expérience de la liberté et de la joie que procure ce sentiment.
C’est l’observation des petits enfants en direct qui permet le mieux d’explorer ces moments psychiques et Radmila Zygouris énonce trois moments charnières sources de jubilation qui sont autant de « poussées de liberté » : le moment du Fort Da, « création de l’enfant pour maîtriser sa dépendance par rapport à la séparation ». Le moment du stade du miroir observé par Lacan quand l’enfant saisit une « forme unifiante » de lui-même. Enfin la découverte de l’objet transitionnel et la création pour l’enfant de l’aire de jeu.
Moments psychiques d’affranchissement et de jubilation qui ne sont pas liés à un discours car
« Tout discours tend vers la tyrannie et exige la soumission «. L’envolée lyrique et poétique de ce chapitre est à la mesure de la cause défendue, c’est à dire le combat contre toute forme arbitraire de pensée et l’éloge de la liberté, comme surgissement d’un réel inattendu joyeux et fécond qui fait brèche avec les certitudes et les répétitions mortifères et qui permet au sujet d’espérer.
Ce livre nous invite à défendre une psychanalyse « à visage humain » pour plagier une expression de Pierre Delion, une psychanalyse qui ne craint pas de revisiter les dogmes et les concepts et de les secouer, non pour le plaisir de les subvertir ou de les transgresser mais pour redonner du sens et même plutôt du bon sens à une clinique analytique au service de celui qui fait appel à un autre dit secourable.
Monique ZERBIB
Psychanalyste, membre affilié de la Société de Psychanalyse Freudienne, Psychologue clinicienne, anciennement attachée á l’EPS de Maison Blanche. Membre des associations Œdipe Le Salon et Pandora. Auteure de divers articles sur psychanalyse, art et littérature, coréalisatrice des numéros de la revue Chimères : les Paradoxes du Rêve, Avec Édouard Glissant et Folies en Partage.