« Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage ». Dans son dernier livre, Sylvie Sesé-Léger reprend la question qu’elle détricote et retricote sans trêve, avec l’obstination passionnée d’une Pénélope de la psychanalyse : qu’est-ce que l’expérience psychanalytique peut bien nous dire de l’énigme du féminin ? Et l’on s’interroge : qu’est-ce que Sylvie Sesé-Léger peut bien encore nous dévoiler à cet endroit, qu’elle n’ait déjà élaboré dans ses publications antérieures, parmi lesquelles L’Autre féminin qui nous offrait depuis 2008 une approche multiforme et touffue ayant fait date ? C’est précisément le propre de l’énigme que de ne point souffrir qu’une date ou des réponses lui rabattent le caquet, mais au contraire, à foison, de (res)susciter de la question. En l’occurrence, la question du féminin, et plus exactement du transfert en tant qu’il se conjugue au féminin, coudoyée cette fois-ci depuis le divan freudien : Freud et le féminin, comme l’annonce dans un premier temps (peut-être un peu trompeur ?) le titre de l’ouvrage.
Dès l’introduction, on comprend que cette question est davantage qu’un thème soutenant l’enthousiasme de son auteure. Elle constitue à la fois un opérateur théorique privilégié de sa pensée – pour ne pas dire de sa quête – et le ressort d’un effort brûlant de transmission de la psychanalyse par lequel perce, à la pointe de son propre désir de savoir, celui de nous en faire entendre un peu plus au sujet du féminin dans la clinique. Et pour cela, de partager avec nous ses lectures d’un Freud que les femmes, ou plutôt que des femmes, au long de trois décennies passées à leur tendre l’oreille, ont bouleversé. Or ces femmes, à l’exception de la jeune paranoïaque du chapitre III, sont dans ce livre nommées et prénommées. Il nous est de surcroît donné de les lire. D’un point de vue éthique, il s’agit là d’un geste crucial dans la mesure où le féminin, pour la psychanalyse, est ce dont la « vitalité de l’énonciation » au cas par cas bat en brèche toute tentative d’universalisation. La femme n’existe pas, mais il y a, outre les écrits cliniques de Freud, les récits, correspondances, journaux intimes et témoignages de Dora, Sidonie, Hilda et les autres…
Le sous-titre, à cet égard, donne la cadence de la relecture originale de cas notoires de la littérature psychanalytique à laquelle Sylvie Sesé-Léger s’attèle, en reconduisant ces mêmes cas à leur dimension vivante et vivifiante d’inquiétante étrangeté. Quelle est cette Dora, qui est donc cette Hilda qui m’étaient familières, que j’avais déjà lues et croyais avoir entendues, et dont je constate pourtant au fil aventureux des pages que, loin d’avoir dit leur dernier mot, elles me parlent encore ? À chaque chapitre son nom de femme, d’une femme passée par l’expérience de l’analyse (et le plus souvent, de l’échec d’une analyse) avec Freud. Pour chacune une épingle insolite, apposée après-coup par une auteure-lectrice rendant compte de l’intempestivité des cas telle qu’elle les redécouvre, et qui tisse sous nos yeux ni plus ni moins que la dramaturgie de déroutantes rencontres du féminin. Rejouées sur le mode de la romance (« Hilda Doolittle : des gardénias pour le Professeur »), de l’éristique (« Anna G. et le dompteur de pulsions ») ou encore de la fable (« Elfriede Hirschfeld, le psychanalyste et le devin »), ces rencontres nous rappellent alors, épithète homérique à l’appui (« Sidonie Csillag, la fille aux yeux rusés »), la dimension épique du transfert. Et ce qui résonne sous la plume de Sylvie Sesé-Léger, irisé d’une singulière contemporanéité, c’est en définitive l’écho d’un dire de femmes qui continuent de nous entretenir des mystères du désir au féminin, en chuchotant à notre oreille leurs secrets les plus insondables.
Mais chaque épopée transférentielle exposée dans ce livre n’est-elle pas, en premier lieu, une gageure pour un Freud confronté aux limites de son entendement, lorsque c’est sa fureur de savoir que le féminin comme « empêcheur de tourner en rond » embarrasse et enflamme ? La scansion d’un impossible qui s’actualise dans le transfert… au féminin… pluriel ?! C’est ici qu’on touche du doigt, conjointement, la portée critique et le caractère inédit de la thèse soutenue par Sylvie Sesé-Léger. À savoir que s’il y eut, d’une part, une « occultation » freudienne de certaines composantes de la « condition féminine » en jeu dans les cures de femmes – les textes de Freud revisités à l’aune de ceux de ses analysantes l’attestent –, interpréter cet obstacle comme une résistance freudienne à la féminisation inhérente au transfert permet d’en entrevoir la fécondité paradoxale en termes cliniques et théoriques. En effet, ainsi qu’il est de mise en analyse lorsqu’on se coltine ses résistances avec labeur et opiniâtreté, un effet de modification peut être obtenu du côté du sujet. C’est ce qui se passe avec Freud, comme le démontre rigoureusement le dispositif novateur mis en place dans ce livre et dont tout l’intérêt consiste, plutôt qu’à rabâcher ad hominem l’anachronique poncif d’une soi-disant misogynie freudienne, à nous plonger, depuis la perspective tierce de l’œil d’une lectrice qui écoute, au plus vif des logiques transférentielles et de la surdité contre-transférentielle qui en résulte.
Ainsi, en même temps qu’elle dénonce sans ambages la violence de certaines interprétations de Freud et, à l’occasion, de Lacan (je pense au passage vibrant où elle redonne avec verve toute sa valeur au « corps souillé, infecté » de la mère de Dora), l’écriture ciselée de Sylvie Sesé-Léger accompagne jusqu’à son dénouement ce que j’appellerais le drame de la sourde oreille freudienne. Ourlant avec la minutie admirable de ses formules tirées au cordeau « les lignes de surdité » du patriarche viennois, elle y repère autant d’indices de la mise à l’épreuve du désir de Freud, psychanalyste, face à ce que l’homme Freud se refusait à porter : « l’habit de la génitrice », en usage dans les contrées reculées du « territoire maternel », voire la robe de la femme à courtiser, quand la fougueuse Sidonie tentait dans un élan chevaleresque de lui baiser la main.
À ce stade, j’emploie volontiers un verbe auquel Sylvie Sesé-Léger, qui puise les ressources de sa subversion au cœur même de la théorie psychanalytique, n’a pas recours, pour dire que c’est en quelque sorte lorsque Freud transitionne dans le mouvement composite des transferts avec ses analysantes, mais également à la lecture des travaux de femmes analystes, qu’il réalise l’un de ses bonds épistémiques les plus importants. Il se dépouille de la « position phallique de celui qui détient le savoir » et, au-delà de l’esprit de conquête qui visait l’illustre « continent noir de la féminité », commence enfin à donner libre cours au trouble d’une pensée qui nous mène avec lui jusqu’en des temps impénétrables ; ceux de l’ « ère minoé-micénienne », où se nouent les premiers liens à la mère. Au passage, la compacité du complexe d’Œdipe tel que façonné durant des années d’élaboration se lézarde. Freud peut alorsse fendre de la reconnaissance d’un « complexe maternel » et concéder que la situation œdipienne n’est pas une configuration psycho-affective première, pas plus qu’elle ne serait vécue de manière symétrique (et donc universellement normée) par les garçons et par les filles.
Faut-il par conséquent parler d’une « influence » – Einfluss, notion qu’on croisait déjà dans Mémoire d’une passion – du « souffle du féminin » sur les développements théoriques de Freud, comme l’affirme Sylvie Sesé-Léger ? Encouragée par ce que la structure même de son ouvrage suggère, j’irai un peu plus loin, en proposant pour traduire cette indéfinissable Einfluss le terme d’ « en-prise ». Soit une emprise fécondante et transformatrice, car Freud et le féminin, c’est Sylvie qui fait accoucher de sa propre puissance féminine un corpus freudien aux prises avec la lettre des femmes. La conjonction du titre, à l’horizon, s’estomperait presque. Ce ne serait plus « Freud et le féminin », qu’il s’agisse d’une union ou d’une opposition, mais « Freud, le féminin », comme le contrecoup d’un travail où la « labilité du transfert » chamboule, mais surtout engendre de l’analyste.
Marie-Lou Lery-Lachaume
Psychanalyste à Campinas (Brésil). Ancienne élève de l’École Normale Supérieure de Lyon. Membre du centre de recherches Outrarte : psicanálise entre ciência e arte, elle réalise actuellement un doctorat au sein de l’Université de Campinas en cotutelle avec l’UFR d’Études Psychanalytiques de l’Université de Paris. Ses recherches portent sur l’écoute psychanalytique en « plus d’une langue ».