Sylvie Sesé-Léger | Freud et le masculin

Au vif du transfert

Campagne-Première, 2022

Article rédigé par : Daniel Koren

Avec Freud et le masculin – Au vif du transfert, Sylvie Sesé-Léger poursuit son parcours singulier autour des patients de Freud, et nous livre son deuxième volet. Après Freud et le féminin (Campagne-Première, 2021) où il était question des enjeux cliniques, transférentiels et théoriques posés à partir des cas de quelques-unes desanalysantes femmes du savant viennois (« Dora, Sidonie, Hilda et les autres »), place maintenant aux analysants hommes.

Notons au préalable que deux des « cas » célèbres de Freud sont absents : celui du Président Schreber et celui du « petit Hans ». La raison est claire et indique d’emblée l’orientation que l’auteur entend donner à son propos. C’est que dans le premier cas il s’agit de l’analyse du récit autobiographique de Daniel Paul Schreber, tandis que dans le deuxième Freud présente et analyse la cure telle qu’elle avait été menée par le père de Herbert Graf, « le petit Hans », Freud occupant en l’occurrence la place du « contrôleur » vis-à-vis du père et ne rencontrant l’enfant qu’une seule fois. Sylvie Sesé-Légerles écarte faisant le choix, méthodologique et épistémologique, d’aborder exclusivement les cas dans lesquels Freud occupait effectivement la place de l’analyste, orientant clairement sa lecture à partir de l’axe transférentiel. Comment, de quelle manière, avec quelles particularités ce moteur de l’analyse qu’est le transfert a été en jeu dans chacune de ces cures ? La perspective de l’auteur étant donc d’aborder à chaque fois, chacune de ces analyses et donc chacun de ces transfertsdans sa singularité propre, sa complexité et dans ses difficultés.

Il sera question donc dans cet ouvrage de six hommes : six analysantsdont les caractéristiques et problématiques sontbien différentes, des cures menées dans des périodes bien différentes de la pratique et de l’élaboration de Freud, des analyses aux enjeux (cliniques, doctrinaux ou institutionnels) là encore bien différents. Cet ensemble de différences, qui pourrait sembler de prime abord purement anecdotique, donneen réalité la perspective et le cadre à deux questions fondamentales qui traversent l’ouvrage et constituent des véritables fils rouges.

La première, comme nous l’avons dit, c’est la question du transfert -que Sylvie Sesé-Léger annonce d’ailleurs dès le sous-titre- et très particulièrement cet aspect qu’on pourrait appeler trop rapidement « le contre-transfert de Freud ». En suivant la lecture clinique que nous propose l’auteur, dans unparcours tout en finesse, on verra qu’il est bien plus complexe que cela. Quant au deuxième fil rouge, il est celui de l’analyse dite didactique et donc de la formation despsychanalystes. Question éminemment problématique dont nous retrouvons un échantillon de quelques-unes des difficultés dans quatre de ces cas. L’analyse didactique et la formation des analystes demeurentdes questions ouvertes jusqu’à aujourd’hui, et on se souviendra que Sylvie Sesé-Léger les avait abordés dans un ouvrage précédent (Mémoire d’une passion, Un parcours psychanalytique, Campagne-Première 2012).

Nous l’avons souligné, il ya parmi ces sixpsychanalyses des différences importantes. Les cas célèbres d’Ernst Lanzner, « L’homme aux Rats » et de SergueiPankejeff, « L’homme aux Loups » sont des monographies publiées par Freud, et sont rentrés, de par leur nouveauté et leur importance, dans l’histoire de la jeune science qui était à l’époque la psychanalyse ; ils nourrissent encore aujourd‘hui nombre de débats et sont toujours source d’interrogations et commentaires. Par ailleurs, d’un point de vue chronologique ces cures appartiennent à la période où Freud construisait son appareil théorico-clinique et commençait à asseoir la spécificité de la psychanalyse comme « Spezialwissenschaft ». Les quatre autres cas en revanche réunissent des caractéristiquesradicalement différentes. D’abord, ils n’ont pas fait l’objet d’une monographie ou d’un commentaire de Freud. Nous en avons connaissance exclusivement par les récits que ces quatre analysants ont publiéà la suite de leurpsychanalyse, parfois bien longtemps après la fin de celle-ci. Ensuite, ce sont des cas dont la cure s’est déroulée toute entière pendant la deuxième moitié de l’élaboration freudienne à partir des années 1920 : 1921 pour Abram Kardiner, 1922 pour Ernst Blum, 1934 pour Joseph Wortis, tandis que Smiley Blanton effectua sa cure entre 1929 et 1930, avec des reprises les étés 1935, 1937 et 1938. Enfin, tous ces quatre analysants étaient des candidats à devenir eux-mêmes des analystes.

Le « vif » du transfert que Sylvie Sesé-Léger met en exergue ne concerne pas seulement ce qui se joue du côté du patient vis-à-vis de la figure et de la présence de l’analyste. Il s’agit également de l’implication de celui-ci, consciente et inconsciente, dans la cure, ce qu’on désigne banalement du terme de contre-transfert. C’est là que le terme « vif » est à prendre dans la richesse de sa polysémie : cela concerne aussi bienla vivacité du transfert que son aspect aigu, incisif. Il s’agit donc de ce qui se produit lors de cette rencontre, parfois incandescente, entre la demande et le désir de l’analysant et le désir de l’analyste. La lecture que fait Sylvie Sesé-Léger de ces cas montre de manière éclairante l’engagement de Freud dans ses cures dans tout l’éventail de la complexité de son désir d’analyste: dans ses éclairs, ses illuminations, ses fulgurances, mais aussi dans ses aveuglements. En cela, un des facteurs qui a semblé jouer un rôle majeur c’est la collusion, à certains moments transférentiels, de la position du Freud « Conquistador », du Freud bâtisseur d’un nouveau domaine du savoir et d’une pratique absolument inouïe à laquelle il fallait apporter et la méthode et la théorie, par contraposition avec le Freud clinicien, le Freud analyste. Comment faire à certains moments pour s’écarter des préoccupations théoriques, institutionnelles, voire parfois politiques, afin de rester analyste jusqu’au bout ? Or, justement, à certains moments Freud ne reste pas analyste jusqu’au bout, il vacille dans sa position, sacrifiant des enjeux fondamentaux de la cure en fonction d’intérêts théoriques et institutionnels. Il n’y a pas besoin de développer ce point dans la mesure où Freud lui-même l’avait bien repéré… et avoué (justement à un de ces analysants, Abram Kardiner ; cité par Sylvie Sesé-Léger, p. 102). Inutile d’insister sur le fait que ces questions se posent également aux analystes d’aujourd’hui.

Ainsi le lecteur est en quelque sorte amené à être témoin de ces différentes scènes transférentielles : comment lors de ces différentes cures Freud repère, analyse, interprète les émergences inconscientes de ces sujets, tout en forgeant les concepts qui le guident et guideront les analystes après lui dans leur pratique (c’est particulièrement le cas des deux premiers et célèbres patients), et restant en même temps, parfois,enfermédans certaines positions, voire de certains préjugés qui limitent la portée de sa pratique. Dès ce point de vue il est remarquable de noter en même temps les coïncidences et les différences avec les analyses de ses patientes femmes (cf. le volume précédent) et Sylvie Sesé-Légerne manque pas de souligner la fixation de Freud à une position qu’on pourrait qualifier de « masculiniste », à une certaine conception de l’Œdipe, et en particulier à la difficulté majeure qui représente pour lui la question de la féminité.

Ces difficultés transférentiellesacquièrent un relief particulier dans les quatre analyses que nous aurions appelés aujourd’hui « didactiques ». Insistons sur ce point capital : nous n’avons pas dans ces cas le témoignage de Freud (à vrai dire le seul cas pour lequel nous comptons sur le témoignage des deux protagonistes c’est le cas de Serguei Pankejeff, « L’homme aux loups »). Sylvie Sesé-Léger nous laisse entendre les enjeux contradictoires et conflictuels qui ont entouré ces analyses, et notamment l’enjeu fondamental que constitue pour Freud la formation des analystes. Non seulement en tant que praticiens, mais aussi dans la mesure où ils seront amenés à porter la pratique et la parole psychanalytiques ailleurs qu’à Vienne (en Suisse, où Freud aurait aimé voir Ernst Blum reprendre la place laissée vide par Jung, les Etats-Unis pour les trois autres).En cela, les issues de ces analyses ont connu des fortunes diverses. Si Abram Kardiner et Smiley Blanton s’engagent résolument dans la voie de la psychanalyse, ce ne fut pas le cas de Blum (au granddam de Freud), et moins encore de Wortis (dont la problématique personnelle était complexe, tout comme l’imbroglio transférentiel qui s’ensuivit). Sylvie Sesé-Léger souligne avec beaucoup de pertinence ce qui ressort de ces situations, et qui constitue l’un des obstacles majeurs que ces cas mettent en évidence, en soulignant entre autres l’un des pièges à éviter absolument dans des cures analytiques, à fortiori dans celles dites didactiques : « la connivence inconsciente entre les deux protagonistes » (p.99). Or, cette connivence a des conséquences radicales, dont Abram Kardiner fait état avec lucidité dans l’après-coup : d’après lui cela a eu comme effet « …de dérober à l’analyse tout un aspect important de ma personnalité ». Nous savons en effet à quel point l’intrusion de facteurs extra-analytiques dans les curesont des effets délétères, et cela fait partie des risques et des difficultés des analyses didactiques par les « contaminations » du transfert. Ces quatre cas, dont Sylvie Sesé-Léger déplie et déploie les différents fils des enjeux et complications transférentiels le montrent de manière exemplaire

Ce livre donc n’est pas seulement un livre qui éclaire un moment particulier de l’histoire de la psychanalyse, celui de la relation de Freud avec certains de ses patients hommes. Il nous amène bien au-delà des aspects historiques, cliniques et théoriques. Bien entendu ces facettes font partie de l’intérêt de cet ouvrage, mais au-delà de leur importance, c’est la question même de la psychanalyse, du « vif du transfert » dont il est question, et de manière radicale par rapport au problème fondamental de la formation des analystes.

Nous savons à quel point ces interrogations animent tout le travail de Sylvie Sesé-Léger, qui renoue et relance ces problématiques dans ce livre passionnant.

Daniel Koren

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